Pourquoi enregistrer l’Apocalypse ?

Le lézard dans le tableau : Nowhere, Gregg Araki, 1997

par ,
le 30 mai 2012

« Le mot “apocalypse” est la transcription d’un terme grec signifiant : révélation ; toute apocalypse suppose donc révélation faite par Dieu aux hommes de choses cachées et connues de lui seul, spécialement de choses concernant l’avenir.[11] [11] « L’Apocalypse », La Bible de Jérusalem, Paris, Cerf, 1998, p. 2117.  »

Nowhere (1997), dernier volet de la Teen Apocalypse Trilogy de Gregg Araki, est sans doute celui qui réunit le plus de références apocalyptiques directes. Araki n’adapte pas, cependant, un texte précis dont il aurait respecté la structure narrative et les personnages. Certains éléments sont manifestement empruntés à l’Apocalypse de saint Jean, mais il serait abusif de voir le film comme son illustration cryptée. Les allusions à une mystérieuse secte cambodgienne, aux enlèvements extraterrestres ou encore à la menace du nucléaire peuvent, en effet, difficilement se rattacher au dogme chrétien[22] [22] Bien que les extra-terrestres ne soient pas tout à fait étrangers au genre apocalyptique cf. Philippe Gignoux, « Apocalypses et voyages extra-terrestres dans l’Iran mazdéen », in Claude Kappler (dir.), Apocalypses et voyages dans l’au-delà, Paris, Cerf, 1987, pp. 351-374. Et encore moins le nucléaire cf. Jacques Vernant, « L’Apocalypse et le nucléaire », in Claude Kappler (dir.), op. cit., pp. 449-465. . Nowhere ne remploie que certains thèmes (la luxure, la rédemption, la destruction du monde, les révélations etc.) et protagonistes (le faux prophète, la Bête, l’élu, un Ange ? etc.) extraits du Nouveau Testament afin de construire un récit original et personnel, indissociablement lié aux années 1990.

L’apocalypse est un genre littéraire[33] [33] Nous n’ignorons pas que cette notion de « genre littéraire » a fait querelle chez les chercheurs en théologie cf. Kappler, pp. 31-37. et cinématographique malléable (comme le western, le film noir, la comédie musicale etc.) dont l’usage est habituellement déterminé par un contexte de crise[44] [44] « Que l’on tienne pour le temps de Domitien ou pour celui de Néron, il est indispensable, pour bien comprendre l’Apocalypse, de la replacer dans le milieu historique qui lui a donné naissance : une période de troubles et de violentes persécutions contre l’Église naissante. Car, de même que les apocalypse qui l’ont précédée (spécialement celle de Daniel) et dont elle s’inspire manifestement, elle est avant tout un écrit de circonstance, destiné à relever et à affermir le moral des chrétiens, scandalisés sans doute de ce qu’une persécution si violente ait pu se déchaîner contre l’Église de celui qui avait affirmé : “Ne craignez pas, j’ai vaincu le monde”. » « L’Apocalypse », La Bible de Jérusalem, op. cit., p. 2118. (Je souligne.) , l’épisode du « Jugement dernier » qui lui est associé venant sanctionner ceux dont les abus répétés ont engendré une période de décadence morale. En outre, le genre apocalyptique est d’autant plus actuel en 1997 que le passage à l’an 2000 attise nombre d’inquiétudes souvent extravagantes[55] [55] Le « second combat eschatologique » rapportée dans le texte de Jean a lieu mille ans après que Satan est jeté dans l’ « Abîme ». L’an 2000 a donc été, pour des lecteurs peu scrupuleux, une date anniversaire inquiétante. . Bien que le film d’Araki soit traversé ici et là par un propos critique (contre les abus religieux via le prêcheur télévisé, contre la drogue via le personnage de Bart, contre la fascination niaise et parfois dangereuse pour les vedettes via le violeur de Baywatch, etc.), la notion d’apocalypse ne paraît pas seulement le prétexte opportun à un commentaire corrosif sur la jeunesse de Los Angeles. En effet, celle-ci travaille intimement à la fois le fond et la forme. C’est d’ailleurs le grand décalage qu’entretient Nowhere par rapport aux autres films qui, au cours de la même décennie, traitent cette question de la fin des temps dans une forme tout à fait transparente[66] [66] Qu’il s’agisse d’une menace extra-terrestre, de météorites ou de Satan : Independence Day (Roland Emmerich, 1996), Armageddon (Michael Bay, 1998), Deep Impact (Mimi Leder, 1998), End of Days (Peter Hyams, 1999). . Araki n’exploite pas une imagerie spectaculaire : pas d’explosions en plans d’ensemble ni de vues spatiales. Le film décline plutôt une impression générale de claustrophobie – les cadrages sont souvent serrés et les espaces confinés –, singulière à l’intérieur du genre.

Nowhere a été décrit par son distributeur Fine Line Features comme « a Beverly Hills 90210 episode on acid[77] [77] Kylo-Patrick R. Hart, Images For A Generation Doomed, Lanham, Plymouth, Lexington Books, 2010, p. 53.  ». La formule a le mérite de souligner sans détour le lien étroit que le film tisse avec la télévision. Si la grande majorité des acteurs et actrices vient des séries télévisées, c’est surtout dans les choix de cadrage et de montage que l’empreinte de la télévision se fait la plus nette. En quoi la notion d’apocalypse peut-elle conditionner cette influence formelle ? Cette étude propose de croiser la notion d’apocalypse avec la question de l’influence télévisuelle dans le but de cerner la manière dont Araki use du genre apocalyptique pour proposer un discours sur le devenir du cinéma. Il s’agira d’abord de commenter une scène emblématique en s’aidant de la théorie des attractions de S. M. Eisenstein, pour ensuite décrypter les rapports entre cinéma et télévision que le « dévoilement » apocalyptique permet de révéler.[88] [88] La séquence est visible ici.

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1. La résistance du montage

Le vacillement qu’implique la destruction imminente du monde est relayé par le point de vue du personnage principal, un étudiant prénommé « Dark » (James Duval). Or, ce point de vue est ponctuellement présenté au spectateur sous l’apparence d’une image vidéographique plein écran. Dark, en effet, traverse la première moitié du film muni de son caméscope, attrapant à la dérobée ce qui s’offre à lui. Lorsque Montgomery (Nathan Bexton), ramassé au bord de la route et invité à boire un verre, lui en demande la raison, le jeune homme répond qu’il sent venir sa mort prochaine et ne voudrait pas manquer de l’enregistrer. La conscience de cette échéance lui vient, dit-t-il, d’une prémonition. Dark pressent même le type de catastrophe qui l’emportera : « a spectacular plane crash, fire, chemical explosion… ». Cette courte liste ne manque pas d’évoquer dans le texte de Jean le déchaînement spectaculaire de la colère de Dieu (ouverture du sixième sceau : tremblement de terre et chute des astres, sonnerie de la première trompette : pluie de grêle et de feu mêlés de sang, quatrième coupe répandue : chaleur torride qui consume les hommes[99] [99] « L’Apocalypse », La Bible de Jérusalem, op. cit., p. 2136. etc.). La prétention du jeune homme soulève une question que cette étude voudrait éclaircir : pourquoi vouloir encore enregistrer des images au seuil de l’anéantissement ? Et qui plus est, des images de sa propre mort ? Quel est ce sursaut anthropologique à l’origine de la pratique vidéo de Dark ? C’est par l’examen minutieux d’une tentative avortée que pourront apparaître les enjeux possibles d’un tel questionnement.

La scène en question se présente comme suit. Dark patiente sous un abribus, au bord de la route. À deux pas de lui, trois jeunes femmes discutent, assises côte à côte sur un banc (Rose MacGowan, Traci Lords, Shannen Doherty). Pratiquement interchangeables, elles affichent toutes la même robe, la même coiffure rehaussée d’une paire de lunettes, le même collier et le même appareil dentaire. Seule la couleur unique attribuée à chacune diffère : orange, bleu et rose. Le générique de fin les crédite d’ailleurs sous un même surnom, numéroté indifféremment de un à trois (« Val-chick 1, 2 et 3 »). Détail important : un graffiti aux accents apocalyptiques évidents, « REPENT NOW », est peint juste au-dessus du trio. L’une des trois jeunes femmes, la bleue, se demande avec qui elle pourrait bien aller à la Jujyfruit party le soir même. La rose lui propose un certain Jason mais l’orange réplique que le jeune homme en question l’accompagne déjà. La conversation se poursuit, toute en confusions et en futilités, et Dark ne cache pas son agacement. Soudain, alors qu’il s’apprête assez curieusement à écraser un mégot sur son index, le jeune homme aperçoit un lézard bipède à taille humaine de l’autre coté de la route, au milieu des passants indifférents. Il s’agit assurément d’une évocation de la « Bête » à qui Satan, dans le texte de Jean, transmet son pouvoir afin qu’elle blasphème contre Dieu et se fasse adorer de ceux dont le nom n’est pas écrit dans le « livre de vie »[1010] [1010] Ibid., p. 2133. . Le monstre se trouve devant la fameuse peinture murale intitulée You Are The Star, réalisée en 1983 par Thomas Suriya et située au croisement de Wilcox Avenue et Hollywood Boulevard à Los Angeles (le pronom personnel « you » contenu dans le titre et le point de vue qu’il suppose prendra toute son importance dans la suite de l’analyse). Stupéfait, Dark s’agite pour sortir le caméscope de son sac afin de capturer une image de la créature – c’est du moins ce que suppose logiquement tout spectateur. Cependant, la nervosité du jeune homme est telle qu’il oublie d’ôter le cache. Quand l’objectif est enfin libéré, un bref coup porté sur la machine vient confirmer l’impuissance de Dark. Le lézard pointe alors un pistolet de science-fiction vers l’abribus. Dark détourne rapidement la tête quand une détonation extravagante se fait entendre. Indemne, le jeune homme examine aussitôt le banc : ne reste des filles qu’un trio d’appareils dentaires fumants. Sur le trottoir d’en face, le lézard a disparu. Plus tard dans le film, Dark observera sur un moniteur les images enregistrées et ne réussira à y distinguer que la silhouette spectrale du reptile, comme saisie dans une tempête tramée et pixelisée.

La scène compte cinquante-quatre plans pour une durée totale d’une minute et dix secondes (d’après le minutage du lecteur DVD). Un tel rapport donne une idée de la cadence à laquelle se succèdent les images. Le montage épouse un rythme soutenu qui s’accélère encore quand Dark aperçoit le monstre (à partir du plan 18, soit trente secondes environ après le début de la scène). Trois segments sont entrelacés : Dark, le lézard et les jeunes femmes. La conversation du trio couvre la scène entière ; quand les jeunes femmes ne sont plus à l’image, leurs voix demeurent audible en off et le “point d’écoute” ne varie pas (le volume sonore reste identique). La scène présente ceci de surprenant que l’incursion répétée du trio dans la trame du montage ne semble aucunement justifiée d’un point de vue dramatique. Si les révélations sur l’homosexualité de Jason ou le pénis de Thomas (deux personnages qui ne joueront pas le moindre rôle dans la suite du film) venaient éclairer la présence du lézard, il n’y aurait pas lieu de se questionner. Or, ici, la conversation n’entretient aucun rapport avec le spectacle de la bête, elle est tout à fait cloisonnée et proprement inutile. Le segment du trio n’a donc a priori rien à faire dans cette scène. Cependant, Araki – qui a personnellement assuré le montage – sélectionne certaines répliques très courtes qu’il insère brutalement, sans logique de raccord et en « cut », dans le face-à-face entre Dark et le lézard : des gros plans de visages très brefs aux révélations douteuses (« Je croyais qu’il s’était pendu. Non, il est canon et en plus il a une Lexus ! Est-il pédé ? »). Une telle mise en visibilité paraît rehausser artificiellement la valeur de propos franchement futiles. Cela crée un décalage évident entre la pertinence des paroles et leur mise en visibilité. D’où l’hypothèse suivante : les plans des jeunes femmes ne surgiraient que pour empêcher la visibilité du monstre. Ils seraient mus par une force de résistance insolite. L’insistance du trio dans la trame ne faisant que désigner le montage comme opération concrète de manipulation du matériau, comme artifice technique donc. Corrélativement, en effet, et pour des raisons manifestement contingentes ou, à tout le moins, inexpliquées, le caméscope ne parvient pas à capturer l’image du lézard et le montage de la scène – parasité par les visages/ragots – empêche cette image d’advenir avec clarté. La bête est d’abord aperçue trois fois, en plan moyen, depuis la distance de Dark, puis à deux reprises, arme au poing, en plan rapproché poitrine. Soit en tout, cinq apparitions. Le spectateur du film ne distingue le monstre que très localement, derrière les voitures intermittentes qui circulent dans la rue. Le mouvement latéral des véhicules est d’ailleurs répété en vis-à-vis par les brusques panoramiques qui ponctuent les révélations, comme pour unifier un mouvement général de parasitage. La peinture murale évoquée plus haut trouble également la perception du spectateur dans la mesure où la silhouette de la bête peine à s’en distinguer. Les conditions de visibilité ne sont donc pas optimales, le monstre se résorbant à la fois dans le décor (entre le mur et les voitures) et dans le montage (entre deux fragments du trio). L’incongruité de cette scène, à la fois en termes de contenu et de mise en forme, semble actualiser sur plus d’un point la fameuse théorie du « montage des attractions » que S. M. Eisenstein a développé originellement pour le théâtre et qu’il a ensuite élargi au cinéma. Selon le cinéaste-théoricien :

« Est attraction (du point de vue du théâtre) tout moment agressif du théâtre, c’est-à-dire tout élément de celui-ci soumettant le spectateur à une action sensorielle ou psychologique vérifiée au moyen de l’expérience et calculée mathématiquement pour produire chez le spectateur certains chocs émotionnels qui, à leur tour, une fois réunis, conditionnent seuls la possibilité de percevoir l’aspect idéologique du spectacle montré, sa conclusion idéologique finale.»[1111] [1111] S. M. Eisenstein, « Le montage des attractions », Au-delà des étoiles, Paris, UGE, Cahiers du cinéma, 1974, p. 117.

Sans probablement adopter le radicalisme d’Eisenstein concernant le calcul mathématique des réactions du spectateur, Araki met en œuvre une stratégie d’interpellation qui emprunte beaucoup à l’attraction. Et en premier lieu, son mode d’action. Jacques Aumont a synthétisé la théorie des attractions en proposant deux critères définitionnels : « une forte autonomie (ce qui se traduira en termes de montage, par l’exigence d’une forte hétérogénéité) et une existence visuellement frappante[1212] [1212] Jacques Aumont, « Des concepts eisensteiniens », Montage Eisenstein [1979], Paris, Éditions Images Modernes, « Cinéma », 2005, pp. 68-69.  ». Ces aspects, à ranger tous deux dans le registre de l’agressivité, se retrouvent dans la scène décrite.

Le premier s’exprime par un montage rapide et haché (pour rappel : 54 plans/1min10sec), la présence de mouvements parasitaires (voitures et panoramiques) et une alternance entre deux échelles de plan éloignées (gros plans des visages des jeunes femmes et de Dark/plans moyens de la bête). Eisenstein nomme ce dernier cas de figure un « conflit » (l’alternance des deux échelles est censée créer un « sentiment de mouvement » chez le spectateur, au principe d’une « dynamisation » émotionnelle ou intellectuelle[1313] [1313] Voir à ce sujet S. M. Eisenstein, « Stuttgart » [1929], in François Albéra, Eisenstein et le constructivisme russe, Lausanne, L’Age d’Homme, 1990, pp.73 et 79 et Barthélémy Amengual, « Dramaturgie », Le Cuirassé Potemkine, Paris, Nathan, « Synopsis », 1992, pp. 43-65. . L’hétérogénéité de la scène éprouve la perception du spectateur au point de créer ce choc dont parle Eisenstein mais sans néanmoins mener à une conclusion idéologique déterminée.

Le second aspect tient d’abord et surtout à la surprise que provoque l’apparition d’un lézard à taille humaine en plein Los Angeles. Il faut préciser que la scène de l’abribus constitue la toute première occurrence du monstre dans le film. Il resurgira encore par deux fois, au cours d’une partie de cache-cache nocturne, puis à l’occasion de la Jujyfruit party. Cette apparition inaugurale surprend donc autant Dark que le spectateur (il la découvre d’ailleurs – ce qui est loin d’être anodin – par le biais d’un plan subjectif). Quand il verra la bête neutraliser Montgomery sans la moindre raison puis, un peu plus tard, se servir une bière au milieu des convives, il sera sûrement une nouvelle fois surpris mais n’accusera plus le choc initial. En outre, le montage de ces deux moments servira une action tout à fait transparente. Si le lézard peut se présenter comme une attraction, cela n’est donc qu’à l’instant de son apparition.

Mais il est un autre détail qui mérite largement d’être commenté. L’ « existence visuellement frappante » du monstre n’est pas du seul fait de la créature, saisie individuellement et déprise de son environnement. Le fond – You Are The Star – joue, en effet, à plein dans le dispositif d’interpellation.

2. Le (télé)spectateur révélé

Les deux dernières images de la bête dans cette scène de l’abribus concentrent l’efficacité de l’attraction. Quasiment identiques, ces deux plans articulent l’action qui précipitera le trio dans le néant : l’arme est d’abord brandie dans le premier puis le coup part dans le second. Le monstre, cadré en plan rapproché poitrine, est placé à une distance telle du mur derrière lui qu’il paraît comme côte-à-côte avec les personnalités peintes de part et d’autre, Charlie Chaplin et W. C. Fields. Thomas Suriya a représenté des actrices et acteurs prestigieux du cinéma hollywoodien (Lauren Bacall, Humphrey Bogart, Marilyn Monroe, Shirley Temple, Elizabeth Taylor etc.), tous assis dans une salle de cinéma, regardant en face d’eux l’écran substitué au point de vue du spectateur de la peinture. Le titre de l’œuvre prend acte du retournement opéré : c’est le spectateur la star, c’est vers lui que convergent les regards de la salle de cinéma. Dans ces deux derniers plans de la bête, l’axe de la caméra est perpendiculaire au mur, donnant ainsi l’impression que les actrices et acteurs peints regardent vers l’objectif et donc, par prolongement, vers le spectateur du film. Le lézard regarde également la caméra vers laquelle il pointe son arme. La profondeur de champ, court-circuitée par le mur, transforme l’espace du cadre en une simple surface. Le monstre est donc filmé de telle manière qu’il semble s’intégrer à la représentation murale – il s’y résorbe. Ces plans présentent donc ceci de singulier que les acteurs et actrices, depuis leur siège, y observent le spectateur devenu objet de regard. Et le monstre de se joindre au groupe en doublant l’interpellation d’une menace armée. Ces deux plans substituent le temps d’un éclair champ et contrechamp (ou contrecadre, sur le modèle de la terminologie qui distingue hors-champ et hors-cadre), provoquant un heurt dans l’expérience du spectateur, un choc. Le spectateur est regardé le temps d’un battement de paupières par ceux qu’il regarde d’habitude. Il y a donc vacillement du pacte de croyance qui unit habituellement le film à son spectateur. Cela tient, en premier lieu, au regard à la caméra qui, pour reprendre les analyses de Marc Vernet[1414] [1414] Marc Vernet, « Le regard à la caméra », Figures de l’absence, Paris, Cahiers du cinéma, « Essais », 1988. , dévoile l’instance d’énonciation (le regard désigne la caméra), révèle la condition de voyeur du spectateur et annule l’ « effet-fiction ». Comme l’écrit Vernet, à cet instant, « l’espace de production » et « l’espace de réception » sont mis en communication : deux regards se font face. L’exemple d’Araki présente cependant quelque complication dans la mesure où l’espace de production, c’est-à-dire la scène fictive, est lui-même hybridé avec un espace de réception intradiégétique, la salle obscure peinte. Ces deux plans d’interpellation agissent par conséquent comme un miroir. Un miroir, est-il besoin de le préciser, largement déformant.

Les modalités de l’agression méritent, à ce propos, une attention particulière. Le lézard pointe son pistolet vers la caméra substituée à la fois au trio et au spectateur du film. À en croire le micro-mouvement effectué par la patte, l’arme semble s’actionner – ce qui est chose tout à fait logique pour un pistolet – par le pression d’une gâchette. À l’extrémité du canon, un petit bulbe orangé translucide est clairement discernable. Il évoque la diode infrarouge des télécommandes de télévision d’où partent les signaux électroniques. La détonation se compose, quant à elle, de deux sons qui se chevauchent : une modulation aiguë type scie musicale[1515] [1515] Ce son est employé par convention dans certains films de science-fiction pour accompagner le vol de soucoupes volantes. Je m’en remets à la cinéphilie de chacun. et un bruit amplifié de parasites vidéo. Enfin, le coup n’est pas figuré telle une gerbe de feu ou un éclair lumineux. Il n’est en fait pas figuré du tout, seul le dégât sur la cible est visible (le gag des appareils dentaires). L’arme du monstre, la pression qui l’actionne, le bruit de la détonation, la cible et le dommage causé fondent l’idée d’un geste d’agression déterminé par le mode de consommation de l’image télévisuelle. En effet, la bête presse la gâchette de son pistolet telle une touche de zapette afin, littéralement, de faire disparaître sa cible ; elle zappe ses victimes. L’absence de figuration du tir rejoint cette interprétation dans la mesure où, comme chacun sait, le trajet des ondes émises par une télécommande est invisible. Le bruit des parasites accompagne ce geste d’annihilation, comme pour attester un engloutissement dans la « chair de l’image[1616] [1616] Françoise Parfait, « Les spécificités technologiques », Vidéo : un art contemporain, Paris, Éditions du Regard, 2001, p. 97.  ». Le monstre fait ainsi disparaître le trio de la même manière qu’un téléspectateur change de chaîne pour échapper à la nullité de quelque sitcom. La teneur de la conversation des trois jeunes femmes entre d’ailleurs en résonance avec les intrigues sentimentales caricaturales auxquelles les soap operas, sitcoms et séries américaines ont habitué le public des années 1980 et 1990. Le graffiti « REPENT NOW » permet, en ce sens, de considérer le geste de la bête comme la sanction type du zappeur. Les jeunes femmes ne se sont pas repenties, elles continuent manifestement de s’abîmer dans la futilité, elles en paient donc le prix. En outre, contrairement à Dark, le trio ne prête aucune attention à la bête, exactement comme s’il ne la voyait pas. Les trois jeunes femmes occupent un espace cloisonné, sans contact avec l’extérieur, de l’autre côté d’un écran imaginaire.

Depuis une salle de cinéma peuplée de figures mythiques, le monstre adresse au spectateur de Nowhere le geste du zappeur, c’est-à-dire un geste de neutralisation. Il se trouve du côté de le représentation, dans l’espace de production, mais se comporte comme celui auquel elle est habituellement destinée et qui, de plus, en tant que spectateur actif, détient le pouvoir d’altérer son déroulement. Car ces plans de la bête articulent deux éléments traditionnellement étrangers l’un à l’autre : la salle de cinéma et la télécommande. Le modèle théorique de la salle obscure suppose, en effet, un spectateur « en état de sous-motricité et de sur-perception » (Christian Metz), tandis que la télévision suppose un spectateur libre de composer son propre programme en usant de la télécommande. Qu’est-ce à dire ? Que peut signifier l’articulation de ces deux éléments ? Eh bien que désormais – en 1997 – les films se font avec la télévision. Qu’il n’y a plus lieu de distinguer le mode de consommation télévisuelle de celui de la salle obscure puisque les films se regardent en majorité à domicile et que de fait, ils sont soumis aux contingences du cercle privé. D’où l’infiltration d’une esthétique télévisuelle reposant sur la fragmentation hétérogène et les effets de direct, ce que Jean-Paul Fargier nomme « l’effet tivi »[1717] [1717] Il y aurait une étude à écrire sur le style télévisuel de Nowhere mais le format de ce travail ne s’y prête pas. . Les deux plans du lézard sont donc remarquables en ceci qu’ils tendent un miroir qui ne révèle non pas le spectateur d’un film de cinéma, ni même celui d’un programme télévisé, mais plutôt un mélange des deux, un hybride, un monstre.

Si le montage de la scène empêche le lézard d’installer son image, c’est peut-être que le film n’a pas intérêt à révéler celui qui, par la pression d’une simple touche, peut le faire disparaître. Annuler « l’effet-fiction » en regardant la caméra est une chose, interrompre le film d’un coup de pistolet-zapette en est une autre, à éviter à tout prix. De même, si Dark ne parvient pas à capturer l’image du monstre, c’est sans doute qu’ontologiquement, le (télé)spectateur – avec une parenthèse pour dire l’entre-deux, la monstruosité – ne peut se trouver à deux endroits à la fois, de part et d’autre de l’écran. Il s’agit là d’un paradoxe – l’espace de réception et l’espace de production ne sont pas superposables – et le caméscope s’y refuse. Un court dialogue entre Montgomery et une camarade de classe prénommée Alyssa (Jordan Ladd) contient un terme-clé qui va permettre d’articuler la notion d’apocalypse avec le dispositif d’interpellation en miroir du lézard :

« A : Do you know what today is ?

M : Friday ?

A : No, it’s Armageddon day. The day the world is supposed to end. Have you ever heard of the Rapture ?

M : A Siouxsie and the Banshees’album ?

A : No. It’s like this radical religious movement in South Cambodia and all these thousands of people are giving up their worldly possessions and leaving their families, all in preparation for the Rapture. They are sent in the Heaven on the day Christ returns to Earth and the world is destroyed. According to the Scriptures, today is that day. »

Des milliers de Cambodgiens se dépouillent de ce qu’ils possèdent et quittent leurs familles en préparation de l’Extase, ce jour où le Christ revient sur Terre et où les fidèles sont envoyés au Paradis avant la destruction du monde terrestre. Or, il se trouve que ce terme d’ « extase » succède, dans la production théorique d’Eisenstein, à celui de « pathos » qui, lui-même, opérait un déplacement par rapport à celui d’ « attraction ». En bref, l’extase s’inscrit dans le prolongement de la théorie des attractions. Attraction et extase se croisent avant tout sur la question de l’efficience. L’extase, en effet, est définie comme un état d’ « éveil », la « mise en branle de l’activité émotionnelle et intellectuelle du spectateur, à son plus haut degré ». Jacques Aumont relève que le mot n’est jamais employé par Eisenstein dans son sens le plus courant, celui d’un ravissement, mais au contraire, et par un recours à l’étymologie ek-stasis (la « sortie hors de soi »), dans son sens religieux, c’est-à-dire celui d’une union à un objet transcendant[1818] [1818] Jacques Aumont, op. cit., p. 83. . Force est de constater que l’Extase cambodgienne et l’extase eisensteinienne partagent l’idée d’une transcendance, à entendre comme « ce qui dépasse un ordre de réalités déterminé » (Nouveau Petit Robert 2010). Mais chez le théoricien soviétique comme chez Araki, les deux ordres de réalités ne s’appréhendent pas en termes strictement théologiques ou métaphysiques. Il s’agit plutôt des espaces de production et de réception dont le dépassement s’effectue par un moyen agressif : l’interpellation – armée chez Araki – du spectateur. La scène de l’abribus use de la notion d’apocalypse en exploitant son sens minimal de « dévoilement ». La destruction du monde qu’annonce Alyssa entraîne un vacillement, une déchirure, un passage vers cette « béance » habituellement refoulée[1919] [1919] Pascal Bonitzer, « Le champ aveugle », Le champ aveugle. Essais sur le réalisme au cinéma [1982], Paris, Cahiers du cinéma, « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1999, p. 73. qu’est le côté du (télé)spectateur.

Conclusion

S’il n’a pas été question de la vidéo comme image spécifique, c’est que l’acte même de la capture était ici plus important que son résultat. En effet, cette étude, au lieu de s’attacher à commenter les quelques images que le personnage principal a enregistrées, a préféré s’intéresser à celles qui lui ont échappé. Car la mystérieuse résistance opposée à Dark et au spectateur questionne l’incidence de la notion d’apocalypse sur les conditions d’émergence d’une image en mouvement. Le propos aurait-il été différent si le jeune homme avait été photographe ? Assurément, car la vidéo est ici considérée dans sa proximité avec le cinéma. Elle représente l’utopie d’un cinéma à portée de main. Dark est d’ailleurs investi dans plusieurs projets de création audiovisuelle (clip musical, documentaire etc.) qui lui valent les railleries de Lucifer (Kathleen Robertson) et le surnom de « new Clive Barker ». « Pourquoi enregistrer l’Apocalypse ? » se demande le spectateur en voyant le jeune homme essayer de démarrer son caméscope face à la bête. Et Araki de répondre : pour mettre en scène de nouvelles modalités de création, une nouvelle poïétique, qui ne sauraient ignorer les autres images et en particulier, la télévision. Le parasitage causé par le montage attractionnel ainsi que le dévoilement d’un spectateur zappeur monstrueux tiennent lieu, en effet, de programme. En ce sens, le réalisateur respecte l’orientation prospective du genre apocalyptique. Dieu révèle ce que sera l’avenir. Ici, Araki révèle un horizon de création cinématographique possible.



Ce texte a fait l'objet d'une communication à l'occasion des journées d'études « Don't Panic. The Apocalypse in Theory and Culture » à l'University of Kent de Canterbury les 25 et 26 mai 2012.