Populaire, Régis Roinsard

Au nom du peuple français

par ,
le 30 novembre 2012

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Référence à un modèle de machine à écrire, le titre du premier long-métrage de Régis Roinsard tient sans doute aussi de la revendication et de la prophétie auto-réalisatrice. Être « populaire » est le souhait du cinéma industriel français – ce n’est pas qu’un objectif économique, c’est également une « valeur ». Ces deux aspects ne s’opposent d’ailleurs pas tant qu’ils se complètent ou se confondent (ou sont, idéologiquement, confondus). Le peuple est supposé être ce qui compte et se compte, si possible par millions. Et, plus le succès est grand, plus le film acquiert cette étrange qualité qui le place au-dessus de toute critique : il est « populaire ». Ce terme, dans cet usage, ne signifie rien à proprement parler. Il est plutôt l’argument d’autorité de l’industrie, se servant de ceux qui ne sont censés faire autorité que par leur nombre – n’ayant donc rien à dire. Le film de Roinsard met lui-même en scène ce glissement et ce tour de passe-passe à travers son personnage : la gentille fille du peuple devient l’argument de vente de l’objet industriel, ladite machine à écrire « Populaire ». Alors, que demande le peuple ? La réponse est pour ce film évidente : du mythe.

Rose Pamphyle souhaite quitter son morne village pour découvrir le monde. Le meilleur moyen, selon elle, est de devenir secrétaire. Les magazines et autres émissions de variété n’en font-ils pas une figure de l’émancipation féminine et de la modernité ? Rose, Madame Bovary sur les bords, y croit. Maladroite en bien des choses, elle est cependant engagée par un cabinet d’assurance car elle possède un don : taper à la machine. Son patron a même une idée fixe, l’entraîner pour gagner les championnats du monde de dactylographie. Celui-ci est un héritier, mais il a belle âme, et préfère être proche de ses clients que de prospérer. Car, évidemment, le populaire se passe fort bien du peuple dans sa définition sociale la plus élémentaire, et le cadre du récit sera un château. La question du don n’est pas innocente non plus. Rose Pamphyle n’est pas la première venue, la coquetterie bizarre et surannée de son nom l’indique assez[11] [11] A mille lieux du « John Doe » de Frank Capra… Comme avec « Amélie Poulain » et « Odette Toulemonde », a priori pourtant proche de « John Doe », le populaire sonne comme un marqueur de distinction fantaisiste. A propos du film de Capra, Meet John Doe, Marie-José Mondzain écrit : “Le héros sans nom n’est pas un personnage tragique, c’est un sujet moderne qui opère allégoriquement en se détachant du peuple, non pas dans la volonté de le représenter mais dans l’énergie de le faire advenir.” in Images (à suivre). De la poursuite au cinéma et ailleurs, p. 312, Bayard, Paris, 2011. .

Personnage de conte de fée, elle entre dans la vie du héros masculin par une séance de recrutement. Si elle est une incarnation du peuple, ce n’est qu’en un sens restreint – conforme à ce que peut attendre un patron et un phallocrate. Le film n’est pas l’histoire d’une « émancipation » – de la cambrousse à la ville, de l’anonymat à la célébrité… – mais l’actualisation des raisons pour lesquelles elle a été « castée ». L’exploitation, raisonnée, d’un potentiel. Le populaire tel que définit par l’industrie culturelle est bien cela : la négation du peuple par la distinction ontologique d’un, dont le corps est dressé moins pour produire (ce qu’elle fait ne sert à rien) que pour être l’image de marque de la production. Mais faire des publicités et signer des autographes sur des stands ne suffit pas. Il faut que son bonheur soit total pour être exemplaire. Elle échappe ainsi à ce que nombre de répliques et de sous-entendus définissent comme le destin ordinaire d’une secrétaire – se faire baiser par le patron – pour connaître le rêve ultime : en devenir la compagne légitime. Modèle à suivre, mythe féminin – encore et toujours. Contrairement au John Doe de Capra, sa figure n’est pas rendue au peuple par un contre-jour final – trajet fictionnel allant de n’importe qui à n’importe qui, à travers le modèle d’incarnation transitoire de la star. Le processus de distinction s’achève sur scène, en pleine lumière, alors que la foule venue assistée au championnat applaudit à tout rompre. Cette image d’hystérie collective, de consensus réalisé, apparaît comme le point d’orgue d’un processus d’agrégation d’individus « populaires » (le montage additionnant, plan après plan, les personnages secondaires dont le point commun est alors d’assister à la transmission massifiée de l’information via le transistor ou la télé). N’advient pas alors un peuple, mais un public qui s’enthousiasme pour une championne.

Comment devient-on championne du monde de dactylographie ? Par le dressage du corps, c’est-à-dire aussi en ne lui laissant aucune possibilité d’être affecté par ce qu’elle frappe. Car elle apprendra là à deviner toutes les constructions syntaxiques, son patron lui fait taper les classiques de la littérature (française, cela va sans dire). Jamais pourtant Flaubert ou Proust ne seront le moyen d’une échappée, d’un dérèglement de la mécanique ouvrant à une expérience sensible. Tout juste y trouvera-t-elle, comme dans un numéro de Marie-Claire, un ou deux conseils pour conduire ses affaires de coeur. L’apprentissage du piano ne lui sera pas d’un plus grand secours. Son destin n’est de toute façon pas, une fois encore, de s’émanciper. Le personnage de Rose n’existe qu’en fonction du héros masculin – son traumatisme à surmonter, sa légitimation en tant qu’héritier au sein de sa famille, etc. Un gag insiste sur cette idée : lisant au lit la Recherche du temps perdu, elle entend approcher le patron. Elle pose alors précipitamment l’ouvrage et tente quelques poses de pin-ups.

Détail de taille, auquel il faut bien venir : l’action se déroule en 1959. Cela donne au film sa photographie volontairement terne, et plus généralement une tendance au pastiche, mais permet surtout de construire un rapport au passé. L’objet, fabriqué sans audace ni inventivité mais (en plus) avec soin, pourrait justifier par une simple envie décorative un tel contexte. Cela laisse néanmoins, si l’on cherche à penser un lien avec notre présent, circonspect. De fait, il faut accepter qu’il n’y en a aucun. Plus exactement, ce film est un des symptômes récurrents du cinéma “populaire” comme déni du contemporain. Dans Le Guépard, Lampedusa puis Visconti faisaient prononcer ces mots à l’aristocrate Tancredi : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change ». Le principe serait plutôt ici que quelques détails doivent changer pour que le spectateur mesure à quel point tout demeure toujours identique. Le décalage fait rire, la permanence rassure. Cette identité évidemment n’a rien de réelle – elle est purement mythique. Nous sommes hors de l’histoire, aussi bien actuelle que des années 50. 1959 apparait donc comme une année où la Guerre d’Algérie n’existe pas et où, par exemple, ne sortent pas sur les écrans À bout de souffle ou Hiroshima mon amour.

Ce recours au passé n’est pourtant pas sans référence. Le traumatisme du personnage est d’avoir perdu ses compagnons de résistance… et d’avoir laissé son amour de jeunesse se marier avec un soldat américain. Passons sur ce que ça dénote de médiocrité au niveau de la caractérisation des personnages et des ressorts psycho-narratifs mis en oeuvre. Dans ce monde sous cloche où la France est pure et éternelle, elle ne peut avoir pour référent et interlocuteur que l’Amérique – pas le pays, le mythe. La Seconde Guerre Mondiale apparaît alors comme le dernier grand moment de rencontre entre ces deux nations mues par un même idéal démocratique…[22] [22] Pour introduire la séquence finale à New-York, nous aurons droit à quelques vues aériennes de la Statue de la Liberté et de l’Empire State Building, évidemment. Si Rose bat finalement la championne américaine de dactylographie, ce n’est pas pour affirmer la supériorité de son pays, mais l’alliance « naturelle » entre mythes. La dernière réplique n’est-elle pas : « America for business, France for love » ? Le coeur et l’argent, enfin réunis. Une certaine définition du « populaire », en somme.

Populaire, un film de Régis Roinsard, avec Romain Duris (Louis Échard), Déborah François (Rose Pamphyle), Bérénice Béjo (Marie Taylor), Shaun Benson (Bob Taylor)

Photographie : Guillaume Schiffman / Scénario et dialogues : Daniel Presley, Régis Roinsard, Romain Compingt / Décors : Sylvie Olive / Costumes : Charlotte David

Durée : 111 mn

Sortie : 28 novembre 2012