Pirates des Caraïbes 5, Joachim Rønning et Espen Sandberg

Mais où sont les corps d'antan ?

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le 8 juin 2017

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Un coffre-fort géant, flambant neuf, est inauguré devant les yeux ébahis des plus riches épargnants d’une île des caraïbes. Les banquiers qui viennent d’en faire l’acquisition sont formels : leur fortune sera bien gardée. En déverrouillant la porte, ils découvrent pourtant Jack Sparrow roupillant sur le tas d’or, installé comme chez lui, une bouteille à la main et une invitée à ses côtés. Comment a t-il fait ? Et, surtout, depuis combien de temps est-il là ? Peut-être depuis 2011, date de sortie du précédent volet de la saga des Pirates des Caraïbes, On Stranger Tides (Rob Marshall). L’emblématique personnage et les recettes qu’il a permis d’engranger (1,42 milliards de dollars, soit le deuxième plus gros succès de la série) ont été soigneusement encaissés en attendant une nouvelle aventure, et ce malgré l’accueil pour le moins mitigé des fans de la saga. L’épisode, mauvais, avait de fait tout du braquage.

Le nouveau Pirates des Caraïbes, cinquième du nom, commence justement par cela. Sparrow le moineau, dormant sur la fortune comme un dragon de pacotille, attend que ça reparte. Et tel est bientôt le cas : tiré par des chevaux, le coffre emporte dans son sillage la banque elle-même, sorte de maison de Monopoly glissant à grands fracas le long des avenues. Cette séquence en rappelle une autre. Dans Fast Five (Justin Lin, 2011), Dominic Torreto et ses acolytes tractaient déjà avec leurs bolides un coffre-fort dans les rues de Rio, pulvérisant les décors à chaque virage. Rarement la démonstration de la dépense, dans un film à gros budget, ne fut aussi claire : faire péter la banque, c’est aussi détruire un maximum pour le spectacle. Break the bank, sold the crime[11] [11] « Casser la tirelire, vendre le crime ». Je détourne ici la célèbre réplique de l’agent Cooper dans la première saison de Twin Peaks : « Break the code, solve the crime ». pourrait-on dire. Au cinéma comme à la guerre, ceux qui détruisent gagnent. Si d’un côté la séquence clôturait le film de Justin Lin, de l’autre elle introduit ce Pirates réalisé par le tandem Joachim Rønning and Espen Sandberg. La bande de Vin Diesel finissait pleine aux as, prête à repartir. Celle de Depp finira sur la paille, le coffre s’étant vidé de son contenu durant la course, le pirate n’oubliant pas d’empocher la seule pièce d’or restante.

Cette scène commune dit aussi une chose de la santé de franchises hollywoodiennes devenues, bon gré mal gré, grosses. Comment garder la forme ? C’est-à-dire, comment en changer (nouvelle ligne) ou comment la retrouver (ligne d’antan) ? Les studios Universal avaient ainsi fait de Fast Five le film qui devait relancer toute la saga. Non plus la série de films préférée des amateurs de voitures et filles en bikini, mais celle de n’importe quel amateur de grand spectacle. Coaching réussi puisqu’il engrangea près du double de recettes du précédent volet, et que les neuvième et dixième épisodes sont en cours de production. Pirates of the Caribbean 5 : Dead men tell no Tales serait quant à lui, si l’on en croit Joachim Rønning, le premier chapitre des dernières aventures de Jack Sparrow. Les studios Disney et le producteur Jerry Bruckheimer y entendent renouer avec la trilogie de Gore Verbinski après s’être laissés égarés, le temps d’un film, par les sirènes de Rob Marshall. Pourquoi pas. Se donner les moyens de retrouver la forme, c’est en effet la grande affaire du film.

Pirates, moussaillons, cartographes et astrologues sont à la recherche d’un même artefact permettant de briser toutes les malédictions. Celles-ci affectent, semble t-il, toujours l’apparence physique. Ce sont des histoires de peau en moins ou en trop. Le pirate Will Turner se morfond ainsi au fond de son épave, le visage à demi-recouvert de coquillages (c’est le visage éternellement juvénile d’Orlando Bloom, ici recouvert d’une acné calcifiée). Le pirate Armando Salazar, coincé ad vitam aeternam avec son équipage entre quatre rochers, n’est quant à lui plus qu’un ectoplasme. Lui manque un morceau de joue et de crâne (ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’on creuse la tête de Javier Bardem comme on éviderait un fruit – que l’on pense à Skyfall). Ces deux personnages aspirent à une chose : retrouver leur corps et ainsi réapparaître. Isolés tous les deux, l’un est aux fonds des océans et l’autre flotte à sa surface, marchant littéralement sur l’eau, incapable de fouler la terre ferme et condamné à errer au large. Peut-être d’ailleurs ne sont-ils pas les seuls corps portés disparus du film. De ce point de vue, en effet, il convient de s’attarder sur le visage de cette franchise, celui de Johnny Depp, dont le minois point comme toujours derrière fards, tissus, postiches et breloques, chancelant comme le nain Simplet dans ses vêtements encombrants, grimaçant comme si une mouche lui chatouillait perpétuellement le nez. Dans l’une des meilleures scènes du film, et alors qu’on s’apprête à le guillotiner, le pirate ne se plaint que d’une chose : que sa tête tombe dans un panier déjà garni par les têtes d’autres décapités. La plainte pourrait tout aussi bien être celle de l’acteur lui-même. Et s’il ne restait après lui, après que son corps a succombé, que le souvenir de têtes grimées, celles d’un chapelier, d’un écrivain drogué, d’un tailleur de haie, d’un guerrier indien, d’un chocolatier ? Si Sparrow affronte une armée de spectres dans Pirates des Caraibes 5, Depp n’en finit plus de faire face – et pour cause – à son plus grand antagoniste : le cavalier sans tête de Sleepy Hollow.

Une autre scène condense cette question de la disparition du visage et de sa séparation d’avec le corps. Au cours d’un flash-back, le jeune Jack affronte un Salazar pas encore spectral. Si Javier Bardem est bien là en chair et en os, Depp l’est beaucoup moins. Son visage, rajeuni numériquement, est collé sur la silhouette plus frêle de l’acteur inconnu Anthony De la Torre. L’effet est étrange, pas franchement réussi. Le nez paraît trop fin, la peau lissée à la façon d’un filtre Instagram. Il permet toutefois à celles et ceux qui les auront vues, de se souvenir d’images plus lointaines, celles de la série 21 Jump Street ou du film Cry Baby, à l’époque où Depp acceptait encore d’apparaître à visage découvert, sans perruques ni grimages. La séquence du flash-back opère alors plus loin que ses seules fonctions narratives, le trucage numérique permettant la réminiscence d’un visage jeune et pourtant ancien. Dans cette scène, Sparrow condamne Salazar et son équipage à devenir des spectres, leur vaisseau bientôt transformé en bateau fantôme. C’est aussi la scène où le visage-fantôme de Johnny Depp ressurgit, celui-là même qui a disparu sous les maquillages et les postiches. Depuis longtemps sans doute, Depp conçoit son jeu comme un art de la prestidigitation. Mais cela a fini par devenir une malédiction, comme celle qui frappe Salazar ou Turner. Les films dans lesquels il apparaît à visage « nu » (mais un visage l’est-il jamais ?), sont tous ou presque des échecs. Et tous ou presque ont été oubliés. L’accoutrement de Sparrow/Depp est à ce titre du même tonneau que la décrépitude numérique de Salazar/Bardem, ou que les coquillages de silicones collés sur le visage de Turner/Bloom. Et si la malédiction de Depp n’était pas assez édifiante, c’est durant le tournage de Pirates des Caraïbes 5 qu’il aura publiquement perdu la face, contraint par les autorités australiennes (où se tournait le film) de s’excuser devant les caméras du monde entier pour avoir fait entrer illégalement sur le territoire ses deux petits chiens. L’acteur, aux côtés de sa compagne d’alors, est dans cette vidéo piteux. Le crime n’est, il est vrai, guère digne d’un pirate.

Une dernière chose. Le titre original de ce Pirates des Caraïbes (Dead Men tell no tales[22] [22] Pour on ne sait quelles bonnes raisons, au Royaume-Uni le film est sorti sous le titre Salazar’s Revenge. ) évoque un autre film dans lequel jouait Johnny Depp : Dead Man, de Jim Jarmush. L’acteur, déguisé sans excès, se transformait à mesure que le film avançait, les épaules bientôt chargées d’une lourde fourrure, des peintures rayant ses joues, un haut-de-forme surmontant sa tête. Le personnage qu’il interprétait allait, littéralement, à la mort. Dans la dernière scène, allongé sur une barque, bandeau recouvrant son front, corps blotti dans un manteau de peau, il s’enfonçait vers l’horizon derrière lequel il disparaîtrait pour de bon. Le dead man ne raconte pas d’histoires. Depp ne raconte pas d’histoires. Fardé comme ceci ou fardé comme cela, il donne des nouvelles de sa personne portée disparue par le sort des grimages. « Pense à ce qu’il faudrait qu’il advint de mon corps lorsque mon âme et lui ne seront plus d’accord que sur un seul point : la rupture. » chantait Brassens. Depp a déjà atteint ce point, continue de l’atteindre d’ailleurs. Finissons alors sa complainte : « sauve qui peut la face et les postiches d’abord. Chacun sa bobine et courage. »

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Pirates des Caraïbes : La Vengeance de Salazar, un film de Joachim Rønning et Espen Sandberg, avec Johnny Depp (Jack Sparrow), Javier Bardem (Armando Salazar),
Brenton Thwaites (Gabriel Lessard), Geoffrey Rush (Hector Barbossa), Orlando Bloom (Will Turner), Golshifteh Farahani (Shansa).

Costume : Penny Rose / Photographie : Paul Cameron / Montage : Roger Barton et Leigh Folsom Boyd / Musique : Geoff Zanelli / Production : Jerry Bruckheimer

Durée : 2h09

Sortie le 24 mai 2017