Philippe Garrel : l’expérience intérieure / extérieure

Poésie blanche, poésie noire : puissance de la lumière

par ,
le 22 mars 2018

Cinéaste de la génération des « ciné-fils » dont parlait Serge Daney, Philippe Garrel est avant tout un artiste singulier, dont les films restent pour certains méconnus ou mal envisagés.

S’il évoque lui-même des périodes, dans son parcours qui a traversé toutes les décennies depuis le milieu des années 1960 – « cinéma de poésie », « cinéma pictural », « cinéma de la direction d’acteur » –, esthétiquement (en noir et blanc ou en couleur, toujours sur pellicule même à l’ère du numérique) et existentiellement, dans une expérience intérieure/extérieure faite d’oscillations multiples, il s’agit toujours pour lui de questionner la place de l’artiste dans le monde et, parallèlement, le lien inextricable entre la création et l’amour. Ceux qui ont rencontré l’œuvre de Garrel ont souvent vécu une expérience cinématographique intense, et chaque contributeur à ce dossier en témoigne à sa manière.

Ce dossier “Philippe Garrel : l’expérience intérieure / extérieure” est coordonné par Robert Bonamy (maître de conférence à l’Université Grenoble Alpes) et Didier Coureau (Professeur à l’Université Grenoble Alpes), tous deux chercheurs au sein de l’UMR 5316 Litt&Arts (CNRS). Il fait suite à une journée d’étude organisée le 8 novembre 2017.

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L’intitulé « Poésie blanche, poésie noire : puissance de la lumière », contient quelques clefs pour entrer dans l’œuvre de Philippe Garrel. Il laisse entendre qu’il s’agit d’aborder le rôle fondamental de la lumière, mais aussi le rapport particulier qu’entretient le cinéaste avec l’image, avec la matière filmique, avec ce qu’il dénomme de plus en plus souvent l’« écriture-caméra »[11] [11] Philippe Garrel, Julien Gester, « Je préfère la vie au cinéma », entretien, Libération, 27 mai 2015, p. 24. , qui coïncide avec le moment où tout se joue dans la création du film, rejoignant cette idée émise par Jean Cocteau d’une « écriture à l’encre de lumière »[22] [22] Jean Cocteau, Du cinématographe, Monaco, Ed. du Rocher, 2003, p. 47. . Il indique également qu’il est question de films en noir et blanc au sein de sa filmographie. Poésie blanche, poésie noire, au-delà du lien pictural et filmique, se réfère à un titre de René Daumal, poète du groupe du « Grand Jeu », qui précisait : « De fait, toute poésie humaine est mêlée de blanc et de noir : mais l’une tend vers le blanc, l’autre vers le noir.[33] [33] René Daumal, « Poésie blanche, poésie noir », Le Contre-ciel, suivi de Les Dernières paroles du poète, Paris, Gallimard, « Poésie », 1970, p. 189.  » Propos auxquels il serait possible d’adjoindre ceux d’un autre poète du Grand Jeu, André Rolland de Renéville, qui notait : « L’obsession du noir chez Novalis, Nerval et Baudelaire devient l’obsession du blanc chez Mallarmé.[44] [44] André Rolland de Renéville, L’Expérience poétique (ou le feu secret du langage), Paris, Le Grand souffle, 2004, p. 91.  » Il serait alors question de comprendre, chez Garrel, cette double poésie, sous forme d’une double obsession du noir et du blanc. Jean-Luc Godard, dans sa lettre hommage manuscrite à Garrel, évoque d’ailleurs Novalis pour définir son esthétique :

Quand le jour est filmé, c’est la nuit qui parle, dans laquelle il va s’abîmer jusqu’à cette cicatrice extérieure que définit l’aurore sur l’horizon. Peut-être faudrait-il chercher du côté de Novalis pour mieux définir que je ne le fais ces rapports amoureux de la nuit et du jour, de la caméra – oscura – et du monde dont nous sommes les proches parents, les enfants.

Dans ces lignes, outre Novalis, se trouve un jeu sur le titre La Cicatrice intérieure, quant à la mention de l’aurore, peut-être pourrait-elle être une référence cachée au film de Murnau.

Quant à l’idée de puissance de la lumière, elle a été formulée à partir de Puissance de la parole d’Edgar Poe, nouvelle qui fut justement revisitée au cinéma par Godard, référence majeure pour Garrel.

Il s’agit donc d’approcher la symbiose qui s’effectue entre l’« écriture-caméra », du côté du filmage, de l’éclairage, de la texture de la pellicule 35 millimètre utilisée jusqu’à aujourd’hui, du tournage au montage, parfois retravaillée par différents procédés, et l’« infiniment sensible » dont avait parlé Garrel dans un entretien réalisé au moment de la sortie de La Naissance de l’amour[55] [55] Philippe Garrel, Didier Coureau, « Une courbe infiniment sensible », entretien, Limelight (arts-écrans), n° 22, décembre 1993, p. 26. en 1993.

La lumière révélatrice

Noir, blanc, variations de gris, lumière, sensibilité, auquel il faut adjoindre le « rêve », sont donc les termes qui guident cette étude de la plastique et de la poétique, de la picturalité et de la poésie du cinéma de Garrel, à travers quelques exemples filmiques issus de son œuvre.

Un premier film, au titre symbolique peut être abordé : Le Révélateur. Film tourné dans l’immédiate continuité de mai 1968, et déjà dans l’idée de son échec et des douleurs à venir. Il fut filmé en Allemagne à proximité de casernes, pour se mettre dans le danger, extérieur et intérieur, que suggérait justement l’époque. Mais c’est bien dans une première phase du rapport de Philippe Garrel au Surréalisme – source fondamentale de son cinéma –, et au rêve – fondement du mouvement –, en coïncidence directe avec le travail de l’image, que ce situe ce film. Garrel déclarait alors, après avoir réalisé un film non seulement muet, mais tout à fait silencieux car totalement dénué de bande-son : « Je voulais me référer au rêve ; et je me suis dit que la façon dont on réceptionnait le rêve était en soi muette.[66] [66] Ph. Garrel, Jean-Louis Comolli, Jean Narboni, Jacques Rivette, « cerclé sous vide », entretien, Cahiers du cinéma, n° 204, septembre 1968, p. 52.  » Dans la corrélation du titre du film et de sa forme, peut revenir à l’esprit une phrase d’Antonin Artaud qui affirmait : « Le cinéma est essentiellement révélateur de toute une vie occulte avec laquelle il nous met directement en relation.[77] [77] Antonin Artaud, Œuvre complète, vol. III, Paris, Gallimard, 1978, p. 66.  »

Primauté donnée à l’image, en un temps où la parole trouvée en 1968 était en train d’être reprise par le pouvoir politique. Car, disait encore Garrel, « L’image c’est la question du rêve »[88] [88] Philippe Garrel, in « Philippe Garrel », composé par Gérard Courant, Studio 43, plaquette de la rétrospective Garrel du 19 au 31 janvier 1983, p. 49 . , rejoignant les attentes qui étaient déjà celles d’Antonin Artaud, ou de Robert Desnos qui écrivait : « Et comment ne pas identifier les ténèbres du cinéma aux ténèbres nocturnes, les films au rêve.[99] [99] Robert Desnos, Les Rayons et les ombres, Paris, Gallimard, « NRF», 1992, p. 81.  »

Ce rapport au cinéma muet provient, en partie, de l’expérience de spectateur de Garrel, adepte de la Cinémathèque française, et de celui qu’il appelait le grand Maître de la secte, Henri Langlois, qui passait souvent les films muets sans l’accompagnement sonore qui leur avait été associé et, parfois même, après avoir supprimé les cartons écrits qui guidaient les spectateurs dans la compréhension du récit. Acte sacrilège, mais autorisant le passage d’un cinéma narratif, parfois trop explicatif, à un cinéma poétique ouvert à la perception pure. Exercice de vision dans l’expérience hypnotique de la projection, dès lors tout aussi mentale que visuelle. Rêve fait ensemble avec les autres spectateurs, comme pouvait le signifier Cocteau.

Dans un plan du Révélateur, pas tout à fait le premier, puisqu’une scène précède l’apparition du titre programmatique – révélation de la pellicule dans le bain révélateur, et révélation poétique teinté de mystique –, un panoramique descend depuis la captation du père, Laurent Terzieff – juché on ne sait encore où, chemise blanche lumineuse dans le noir –, pour venir cadrer l’enfant, joué par Stanislas Robiolles, qui se trouve dans un long tunnel. Tout de suite, ce qui frappe, c’est ce contraste violent entre le noir profond et la découpe blanche de la lumière, en plusieurs cercles successifs. Ce passage cylindrique ne peut que faire penser à L’Ascension vers le Paradis céleste (ou vers l’Empyrée), telle que l’a peinte Jérôme Bosch dans Les Visions de l’au-delà.

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Mais, tout de suite, s’offre une autre interprétation, celle d’une coïncidence avec la représentation onirique – plus encore que psychanalytique – d’une naissance. Le travelling suit le chemin de l’enfant qui s’enfonce dans le tunnel, en chemise de nuit blanche, tenant un couteau dans sa main gauche. Il rejoint enfin sa mère, interprétée par Bernadette Lafont, vue de face, agenouillée et les bras attachés à un poteau dans son dos. L’enfant prend place entre ses jambes et un flash de lumière extrêmement violent les transforme en une seule et même brûlure.

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Après une chorégraphie maladroite de l’enfant autour de sa mère – équivalent visuel, sous forme de ronde, d’une ritournelle –, celui-ci vient littéralement la délivrer, tranchant ses liens avec son couteau, comme on parlerait de la délivrance de l’accouchement. Les figures, mère et enfant, sont immergées dans ce bain de lumière blanche, de lumière trop forte, comme Vincent Van Gogh pouvait écrire dans une lettre : « Encore une fois je me laisse aller à faire des étoiles trop grandes.[1010] [1010] Vincent Van Gogh, ainsi que le cite Paul Eluard, in Poésie involontaire, poésie intentionnelle, Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p. 1158. [Il s’agit d’une lettre de Van Gogh du 26 novembre 1889, adressée à Emile Bernard ] » Puis la lumière s’éteint, aussi brusquement qu’elle était apparue. Sont évidemment associés ici un aspect matériel et un aspect profondément poétique.

Pour le matériel, la petite équipe de Garrel était partie en Allemagne sans moyens d’éclairage. Aussi surprenant que cela puisse paraître devant la perfection plastique de l’image, l’éclairage du Révélateur n’a été fait qu’avec deux lampes de poche et Michel Fournier, le chef opérateur, précise qu’il s’agissait « de moyens d’éclairages volontairement réduits pour stimuler [l’]imagination, et [d’]une pellicule hypersensible pour capter les moindres lueurs ou les plus fortes apparitions […][1111] [1111] Michel Fournier, propos recueillis par Sally Shafto, in Philippe Garrel, monographie, Bobigny, Magic cinéma, « Théâtres au cinéma », vol. n° 24, 2013, p. 133.  ».

Des équivalences poétiques il y en aurait beaucoup à faire mais, la plus puissante, car elle concerne une source qui éclaire le Romantisme et le Surréalisme d’un même puissant faisceau, est celle avec Gérard de Nerval dans Aurélia. Les premières lignes de la nouvelle : « Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible »[1212] [1212] Gérard de Nerval, Aurélia (ou le rêve et la vie), Paris, Le Livre de Poche, « Libretti », 1999, p. 19. , se référent elles-mêmes aux Eneides de Virgile qui évoquent la corne, du côté des ombres, et l’ivoire, du côté de l’éblouissement. Plus loin, une description s’accorderait parfaitement aux plans de ce passage évoqué :

C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer des apparitions bizarres : – le monde des Esprits s’ouvre pour nous.[1313] [1313] Ibid.

Une autre assertion de Nerval pourrait venir parfaire ce jeu de correspondances : « Chacun sait que dans les rêves on ne voit jamais le soleil, bien qu’on ait souvent la perception d’une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes.[1414] [1414] Ibid., p. 37. »

Garrel précise bien : « Je voulais avec les éclairages, faire vraiment du noir et du blanc. Partager l’écran entre nuit totale et flashes de lumière pour qu’on ne soit plus du tout dans le réel, que plus rien ne soit réaliste.[1515] [1515] Ph. Garrel, J-L. Comolli, J. Narboni, J. Rivette, op. cit., p. 53.  » Et cette lumière si blanche dans la nuit si noire pourrait aussi, dans le contemporain, trouver un écho dans le travail de Claude Régy effectué pour sa mise en scène théâtrale du roman Melancholia I de Jon Fosse. Régy note : « Donc il y aura une chambre d’incandescence. […]. Elle sera creusée dans un mur noir […]. Un des quatre murs noirs d’une salle noire. […]. La chambre d’incandescence sera en fait une boîte blanche. Elle pourra être surexposée.[1616] [1616] Claude Régy, L’Etat d’incertitude, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2002, p. 19-20.  »

Cette incandescence pourrait enfin, chez Garrel, rejoindre l’idée des états limites, des chocs physique et lumineux des électrochocs, évoqués dès Marie pour mémoire et, plus tard, entre autres dans L’Enfant secret.

Ce rapport au rêve et à son éclairage singulier, rapport au Surréalisme de Garrel, ne se cantonne cependant pas à cette période où était directement recherché par lui un « cinéma de poésie ». Ces fondements sont constitutifs de l’ensemble de son œuvre, jusqu’à ses plus récentes expériences. C’est dans la double lignée de Nerval et de Breton que Garrel s’est toujours inscrit. Du côté de Gérard de Nerval lorsqu’il écrit, toujours dans Aurélia : « Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle.[1717] [1717] -G. de Nerval, op. cit., p. 25.  » ; du côté de Breton, dans cette définition issue du Manifeste du Surréalisme : « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité si l’on peut dire.[1818] [1818] André Breton, Manifeste du Surréalisme, Paris, Gallimard, « Idées », 1979, p.23-24.  »

Pour Garrel il faut justement préciser que, tout au long de ses cinquante ans de cinéma, il n’a eu de cesse d’évoquer la part prégnante du rêve, et son influence essentielle sur le travail filmique-plastique effectué sur l’image et sur la lumière. Se trouvent par exemple ainsi des affirmations de la présence et de la puissance du rêve, dans le titre d’un chapitre de Liberté la nuit, en 1983, « Le Passeur de rêve » ; dans l’idée d’une organisation en cinq rêve d’Elle a passé tant d’heures sous les sunlights en 1985 comme, en 2017, au moment de L’Amant d’un jour, Garrel évoque une pièce que Berthold Brecht dit avoir composée de « huit scène et quatre rêve », « quatre rêve » précise Garrel, « qu’il a notés et inclus au même niveau que le reste, sans les distinguer comme rêves.[1919] [1919] Ph. Garrel, Stéphane Delorme, « Une trilogie freudienne », entretien, Cahiers du cinéma, n° 733, mai 2017, p. 12.  » Revient encore en mémoire Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson, d’après Les Nuits blanches de Dostoïevski.

Mais, plus profondément encore, et d’une manière tout à fait originale concernant Garrel, le rêve intervient même au-delà de la réflexion sur le film à venir, au-delà du surgissement de ses titres toujours poétiques, au moment même de la réalisation. Ce que le cinéaste explique très bien au début des années 1990, lorsqu’il distingue une première phase du tournage qui ressemble davantage à un « reportage », puis mentionne le surgissement d’un moment déclencheur :

Pendant le tournage, un soir je m’endors et je rêve que je tourne. A partir de là, j’entre dans la seconde partie du film. Le cinéma a rejoint mon inconscient. Son champ imaginaire est forclos. A la fois à partir de ce rêve, je sais que je tourne et en même temps, je ne suis plus dans la vie parce que je suis dans le cinéma, même dans mon inconscient. […] A partir de ce jour, on sait ce que le film vaut et en même temps on entre dans l’esthétique, on finit son film. […] Puisque j’ai rêvé que je tournais, je suis entré dans le problème de l’art pour l’art.[2020] [2020] Ph. Garrel, Serge Daney, « Dialogue », Cahiers du cinéma, n° 443-444, p. 59.

Cocteau disait déjà : « Un poète se doit d’accepter ce que sa nuit lui dicte comme un dormeur accepte le rêve.[2121] [2121] J. Cocteau, op. cit., p. 242.  »

Les secrets de la lumière

Plusieurs passages du film L’Enfant secret, de 1979 (mais qui ne put sortir qu’en 1982, date à partir de laquelle, grâce à ce film, le cinéma de Garrel commença à trouver une diffusion de plus en plus régulière en salles), s’inscrivent dans cette interrelation entre le rêve et la réalité.

Un premier extrait permet de revenir sur une mémoire du cinéma qui fait résurgence dans le film présent, non seulement comme souvenir de cinéphile, mais aussi comme rêve du cinéma lui-même. Un passage s’opère, plastiquement, entre la représentation du rêve dans le noir et blanc à fort contraste du Révélateur – dont une autre source d’inspiration fut très certainement l’esthétique d’Alphaville de Godard, qui déclencha en Garrel son désir de devenir cinéaste –, et un film qui joue davantage sur les gris et les blancs, L’Enfant secret. Après que Garrel ait été son propre chef opérateur pour plusieurs de ses films des années 1970, un professionnel est sollicité pour celui-ci : Pascal Laperrousaz.

Dans cet extrait, qui nous met en présence de personnages aux prénoms bibliques, Jean-Baptiste – interprété par Henri de Maublanc qui figurait peu de temps auparavant dans Le Diable probablement de Bresson –, Elie – Anne Wiazemsky, autre modèle de Bresson, comme ne s’en cache pas Garrel –, et un enfant joué par Xuan Lindenmeyer (au prénom proustien, Swann), se dessine un mouvement qui part d’une salle de cinéma pour aller vers la ville, puis revenir à l’idée-cinéma. La salle de cinéma est d’abord suggérée par le noir, quelques éclats de la lampe de poche d’une ouvreuse, et la musique d’un film projeté hors champ. Puis un plan dans Paris apparaît, symboliquement à travers la vision d’un pont-passage, sur lequel marchent, frontalement filmés, les trois corps fondamentaux garreliens dont parle Gilles Deleuze, l’homme, la femme, l’enfant, dans un léger flou.

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L’homme s’arrête et se dirige vers le muret qui borde le pont, la femme et l’enfant le quittent et s’éloignent de dos, retournant vers leur point de départ. Mais leur mouvement se prolonge alors dans une image refilmée sur le dépoli de la table de montage, où sont volontairement accentués les variations de la lumière et l’aspect visuellement saccadé de l’image. La mère et l’enfant sont passés de l’autre côté du pont, de l’autre côté du miroir, dans la vision d’un film vu comme en rêve par Jean-Baptiste le personnage-cinéaste. La musique du film supposé de Charlot/Chaplin venant, comme au début de la séquence, accompagner leur marche.

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L’enfant secret, qui a réellement inspiré le film, n’est autre que le fils de Nico, ex-compagne du cinéaste, qu’elle eut avec Alain Delon. La mémoire existentielle autobiographique fusionne alors avec la mémoire du cinéma. Qu’il s’agisse de l’évocation d’un film burlesque est plutôt rare, par rapport aux cinéastes du Muet le plus souvent cités par Garrel. Mais il est bien certain que le mouvement qui lui fait associer l’enfance à l’enfance de l’art, le cinéma moderne au cinéma primitif est, pour sa part, caractéristique de la pensée du cinéaste qui pouvait affirmer en ce sens :

Si le cinéma est un art. Il l’a été. Je l’ai appris de Langlois, d’emblée. Il y a le cinéma, un point c’est tout. Lumière, Murnau, tout ce qu’on veut, il y a le cinéma comme il y a la peinture. Dans un art il n’y a pas d’évolution. L’art cinématographique, c’est l’invention de Lumière en 35 millimètres.[2222] [2222] Ph. Garrel, Thomas Lescure, Une caméra à la place du cœur, Aix-en-Provence, Admiranda/L’Institut de l’image, 1992, p. 101.

L’image fragile, instable, tremblante, de L’Enfant secret, va dans le sens de cette référence faite au cinéma muet, des origines aux avant-gardes. Reviennent souvent dans les propos de Garrel les noms de Murnau et Stroheim, dont il a pu déclarer : « Je me disais que ces gens ont une supériorité à l’image sur tous les modernes, ils ont une supériorité de vibration d’image.[2323] [2323] Ph. Garrel, « Philippe Garrel second voyage », retranscription de la rencontre au festival de Dignes en 1979, animée par Pierre Queyrel, in Cahiers du cinéma, n° 688, avril 2013, p. 88.  » Et pour Stroheim, plus particulièrement : « c’est le plus onirique, et Tabou, ce film complètement surexposé.[2424] [2424] -Ph. Garrel, Corine Mc Mullin, « Entretien avec Philippe Garrel », Cinématographe, n° 48, juin 1979, p. 16.  »

Si l’image du Révélateur et son traitement lumineux pouvaient aller du côté de Georges de la Tour, que Garrel aime citer dans le travail de certains plans, l’image de L’Enfant secret se situerait du côté de l’inachèvement dont parle Garrel à Dominique Païni, lors d’une visite au Louvre, à propos d’une toile de Sandro Botticelli, en soulignant : « Je laisse souvent de l’image blanche, des plans surexposés ou flous. […]. Le tableau endommagé ou le tableau inachevé sont des images auxquelles je pense souvent lorsque je fais mes films.[2525] [2525] -Ph. Garrel, in « Philippe Garrel », composé par G. Courant, op. cit., p. 13. »

Cette picturalité, omniprésente dans la conception de Garrel, qui évoque souvent la peinture a la tempera pour définir son œuvre, et oppose encore récemment cette méthode de peinture à l’huile au numérique qui serait comparable à la peinture acrylique, se trouve dans la composition de certains autres plans de L’Enfant secret. Dans l’un de ces passages, outre un moment intermédiaire dédié à l’enfant – dans la proximité toujours du cinéma muet –, la plus grande partie est consacrée à l’homme, vu de dos, avec sa grande chemise blanche qui occupe selon les instants une partie importante du champ, comme une tache de lumière avec un effet réflecteur, et dont le visage n’est qu’entraperçu, de trois-quarts profil, et à la femme dont le visage est vu tantôt de trois-quarts face, tantôt de profil. Le visage D’Anne Wiazemsky est pris dans une image subtilement voilée par une lumière légèrement surexposée et floue, à laquelle s’adjoignent la fumée de la cigarette et les ondes des feuillages sous le vent en arrière-plan, avant que la pluie ne vienne encore ajouter un autre effet de flux impressionniste à la perception des corps filmés en plan fixe rapproché.

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Si Garrel a pu dire, à propos de lui-même et du groupe qu’il aimait imaginer autour de lui, composé principalement de Chantal Akerman, Jacques Doillon et Jean Eustache, « nous flottions dans la vie comme des personnages de films de Bresson »[2626] [2626] Ph. Garrel, Thomas Lescure, op. cit., p. 143. , les plans présents se situent dans une grande proximité de la pensée esthétique de Bresson telle qu’elle est, en ces passages, formulée : « […] je pense […] que l’action dans un film doit être et sera de plus en plus intérieure.[2727] [2727] Robert Bresson, Entretiens 1943-1983, Paris, Flammarion, 2013, p. 50.  » ; « […] je crois que tout le mouvement, à ce moment-là, consiste dans ce qui se passe sur les visages et dans certains regards ou dans certaines attitudes, ou dans certains gestes.[2828] [2828] Ibid.  » Car, dit encore Bresson : « A partir du moment où l’image vibre, on fait du cinéma.[2929] [2929] Ibid., p. 63.  » Et c’est bien d’intériorité et de vibration de l’image qu’il est possible de parler dans ces quelques instants de rencontre amoureuse d’un couple, funambule et précaire sur le fil de la vie.

A la manière encore de Bresson qui affirmait : « S’il y a analyse et psychologie dans mes films, c’est avec des images et plutôt à la manière des peintres portraitistes.[3030] [3030] Ibid., p. 224.  », Garrel pouvait dire : « J’aime bien les peintres qui ont fait des éclairages sur des visages comme La Tour, Ingres, Greuze. Je m’approche du tableau et j’essaie d’imiter ça à l’image. Humblement.[3131] [3131] Ph. Garrel, « Philippe Garrel et le gros plan d’acteur », entretien, in La Revue belge du cinéma, « Gros plan », hiver 1984-1985, p. 97.  » Le gros plan étant toujours, pour lui, lié à « des phénomènes de lumière »[3232] [3232] Ibid. .

Seule, la lumière

Dans certaines images du film Les Hautes solitudes – film entièrement silencieux dont le titre a été inspiré par Nietzsche[3333] [3333] Dans la préface de L’Antéchrist de Friedrich Nietzsche, se trouvent les phrases suivantes : « Une expérience de sept solitudes. Des oreilles nouvelles pour une musique nouvelle. Des yeux nouveaux pour les choses les plus lointaines. Une conscience nouvelle pour des vérités restées muettes jusqu’ici. » et, à la toute fin de cette même préface, est mentionné la « hauteur d’âme ». Voir Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, suivi de Ecce Homo, Gallimard, « Folio-Essais », 1990, p. 13. Ce texte figurait aussi dans Le Crépuscule des Idoles. , mais ressemble cependant – dans une alliance apparemment impensée par Garrel – au titre de Léon-Paul Fargues, Hautes solitudes, le très gros grain donne une texture et un relief très singuliers au visage et à son expression. Il est en effet effectué un travail sur tous les possibles de la lumière dans la saisie d’un visage et, en particulier aux côtés de ceux de Nico, Tina Aumont, Laurent Terzieff, de celui de Jean Seberg, figure centrale du film, comme autant d’esquisses tracées à la recherche du juste portrait. Plans sombres ; plans lumineux ; plans en contre-jour ou, comme déjà évoqué, grain de la matière devenu extrêmement présent pour faire ressentir l’intensité de l’émotion. Grain de peau, grain de l’image, grain du temps, grain de l’écran comme s’il s’agissait de lui trouver une certaine qualité de papier à dessin.

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Garrel voulait par ailleurs travailler sur la sensation de chutes, peut-être de pellicules issues de films muets retrouvés, qui sortiraient de leur oubli, de leur nuit, dans la révélation d’une projection neuve. Ce travail passe par la lumière et une chimie qui se transmuerait en alchimie… « Lumière philosophale » disait Epstein[3434] [3434] Jean Epstein, Ecrits, Paris, Seghers, 1974, p. 93. . Garrel, quant à lui, a pu prononcer en 2013, au moment de la sortie de La Jalousie, une très belle phrase : « La poésie ne s’obtient pas par la volonté de faire poétique, c’est affaire de précipités chimiques.[3535] [3535] Ph. Garrel, Julien Gester, “La poésie est affaire de précipités chimiques“, entretien, Libération, 3 Décembre 2013. sur http://next.liberation.fr/cinema/2013/12/03/la-poesie-est-affaire-de-precipites-chimiques_963899NOTEFIN »

Pour Les Hautes solitudes, une pellicule à faible sensibilité a été utilisée, à l’inverse de celle choisie pour Le Révélateur. L’absence d’éclairage additionnel règne, avec des effets donnés au développement. Garrel précise ainsi : « je suis allé jusqu’à voiler moi-même le film, fabriquer de la ruine. En rentrant chez moi le soir, après avoir filmé Jean, j’entrouvrais la boîte de négatif pour légèrement voiler l’image.[3636] [3636] Ph. Garrel, Philippe Azoury, « Passages à l’acte du cinéma », entretien, in Philippe Garrel, monographie, op. cit., p. 8.  » Mais tout ce travail de la lumière, et de la pellicule pensée dans sa « mystérieuse sensibilité », comme le disait Cocteau[3737] [3737] J. Cocteau, op. cit., p. 34.15. , est effectué dans un sens qu’une autre phrase de Cocteau pourrait venir définir : « La femme est plus secrète que l’homme et le cinématographe livre les secrets.[3838] [3838] Ibid., p. 149.  » Le critique, Jean-Louis Bory, a parfaitement traduit cette rencontre entre le traitement de la matière filmique et les sentiments exacerbés que l’on peut ressentir, lorsqu’il écrit :

Philippe Garrel prouve la justesse de la fameuse formule de Dreyer, définissant le visage comme le théâtre de la peau, ne réclamant que le jeu de la lumière. Mettant en scène les blancs, les gris, les pénombres et clairs-obscurs, les éblouissements et naufrages dans l’ombre, la lumière les rend éloquents. […] Et le drame apparaît sur ce théâtre. Drame vieux comme le cœur de l’homme. Le drame de la solitude, cette cicatrice intérieure ; et de l’amour comme tentative d’évasion hors de la solitude. Echec ? La peur. Le désespoir. La lutte. La rechute.[3939] [3939] Jean-Louis Bory, « La rumeur des âmes et le grondement du monde », in Philippe Garrel, monographie, op. cit., p. 156.

Garrel se confronte ici à l’image-source du cinéma, et rejoint la pensée de Jean Epstein qui affirmait que le « gros plan est l’âme du cinéma »[4040] [4040] J. Epstein, op. cit., p. 93. , et dont le développement suivant pourrait s’accorder à une étude des Hautes solitudes : « Le gros plan […] modifie le drame par l’impression de proximité. La douleur est à portée de main. Si j’étends le bras, je te touche intimité. Je compte les cils de cette souffrance. Je pourrais avoir le goût de ses larmes. Jamais un visage ne s’est encore ainsi penché sur le mien. […] Il est en moi comme un sacrement.[4141] [4141] Ibid., p. 98.  »

Qu’il s’agisse de Jean Seberg dans Les Hautes solitudes n’est évidemment pas indifférent, et le fantôme d’A bout de souffle de Godard s’insinue entre Garrel et sa comédienne, même si la difficulté d’exister a, entre-temps, marqué son visage. Le fait que Seberg ait eu pour projet de réaliser un film à partir d’Aurélia de Nerval, dont elle aurait interprété le rôle principal, complète encore cet entrelacs de coïncidences.

Garrel réalise dans Les Hautes solitudes son souhait de l’époque de n’avoir, tel un peintre, aucun intermédiaire entre son modèle et lui-même, ce qu’il confirme dans ces propos concernant Seberg : « Il suffisait d’une caméra pour qu’elle se métamorphose en une comédienne extraordinaire. En sa présence, je ressentais irrésistiblement le besoin de filmer en tant qu’opérateur.[4242] [4242] Ph. Garrel, Th. Lescure, op. cit., p. 102.  » Il évoque une méthode « réaliste-onirique »[4343] [4343] Ph. Garrel, in « Philippe Garrel », composé par G. Courant, op. cit., p. 43. , pour la réalisation de ce film.

Là encore, il est possible de voir la grande continuité souterraine qui caractérise l’œuvre de Garrel, tant d’autres de ses déclarations, se situant pourtant plus de trente ans plus tard, en 2008, au moment de La Jalousie, peuvent s’appliquer aux Hautes solitudes : « Il faut d’un côté montrer le gouffre de quelqu’un, et de l’autre éviter de dévoiler ce qui lui appartient, c’est le dilemme de l’art : dire la vérité, cerner la brûlure, sans révéler ce qui appartient à d’autres.[4444] [4444] Ph. Garrel, cité in Jean-Luc Douin, « Philippe Garrel, fidèle et rebelle », Le Monde, 15 mai 2008, « Cannes », p. 5.  »

Le cœur surexposé

Un dernier film sera évoqué, de la fin des années 1980 celui-là, en un autre moment charnière du cinéma de Garrel, Les Baisers de secours, dont le titre est issu de la fin d’un vers du poème « Tournesol » d’André Breton, présent dans son recueil Clair de terre[4545] [4545] A. Breton, « Tournesol », Clair de terre, Paris, Gallimard, « Poésie », 1980, p. 85-86. . Ce poème tient une place importante également dans la réflexion sur la poésie menée par Breton dans L’Amour fou. Dans le même poème figure cet autre vers : « Ou de la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée.[4646] [4646] Ibid., p.85.  » Garrel disait lui-même dans un entretien que les films doivent faire « une courbe » durant laquelle se dévoile « quelque chose qui est de l’ordre de l’intime », « quelque chose de très abstrait »[4747] [4747] Ph. Garrel, D. Coureau, op.cit. .

Si le dialogue du poète Marc Cholodenko est bien présent dans la scène dont il est question, le jeu avec la lumière et avec l’incandescence mentionnée à propos du Révélateur, bien que le film se situe davantage du côté de L’Enfant secret, se retrouve pareillement. S’opposent, en une forme de duel, Brigitte Sy – femme alors de Garrel – interprétant Jeanne, et Anémone interprétant Minouchette (Anémone qui eut autrefois une liaison avec Garrel et fut la comédienne de l’un de ses premiers films qui a pour titre son prénom). Joute oratoire entre deux personnages de comédiennes se battant pour obtenir un rôle dans un film dans le film, inspiré par Jeanne, dont le cinéaste est Mathieu interprété par Philippe Garrel. Conflit qui se déroule au sein d’un complexe plan-séquence qui associe lents panoramiques et travellings de manière incessante, et se joue dans les paroles des deux femmes, mais surtout à travers leurs mouvements autour du pivot central d’une fenêtre. Fenêtre, tour à tour ouverte et fermée, comme une porte doit être « ouverte ou fermée » selon le titre de la pièce d’Alfred de Musset. Fenêtre qui fait, lorsqu’elle est ouverte, entrer les bruits de la rue, et qui laisse percevoir le souffle du vent dans les arbres mais, surtout, fenêtre comme un gouffre de lumière qui happe les bustes et les visages. Lumière trop blanche dans la surexposition extrême, brûlure intérieure qui s’étend à toute la surface extérieure des choses. Comme si l’âme, trop intensément révélée à travers les visages, venait effacer ceux-ci pour n’en plus laisser transparaitre que l’aura. Proximité extrême des visages, comme dans Les Hautes solitudes car, ainsi que le précise Garrel : « Le choix d’un objectif est comparable à celui d’un pinceau. J’ai fait presque tout le film à la focale 100 (longue focale qui supprime la profondeur de champ). Lorsque j’ai parlé avec Jacques Loiseleux, je lui ai dit que je voulais un film tout en gros plan […].[4848] [4848] Ph. Garrel, cité in Thierry Jousse, « En toute intimité », sur le tournage des Baisers de secours, Cahiers du cinéma, n° 415, janvier 1989, p. 37. »

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Les Baisers de secours répond parfaitement aux analyses de Deleuze: « Chez Garrel, le sur-exposé et le sous-exposé, le blanc et le noir, le froid et le chaud deviennent les composantes du corps et les éléments de ses postures.[4949] [4949] Gilles Deleuze, L’Image-Temps (Cinéma 2), Paris, Minuit, « Critique », 1985, p. 269. »

Poésie noire, poésie blanche, puissance de la lumière pourrait-on aussi dire. Et il est permis de repenser à cette lettre adressée par Antonin Artaud à André Breton, dans laquelle il lui signifiait que « Nerval n’avait pas rêvé, mais vécu, réellement vécu les états dont il parle »[5050] [5050] A. Artaud, Suppôts et supplications, Gallimard, « Poésie », p. 135. . Dans les Baisers de secours se retrouvent, mais issues d’un réel en apparence plus quotidien comme dans L’Enfant secret, les intensités du Révélateur, en une chambre d’incandescence qui allie vision de rêve et réalité. Le bain révélateur du film est le bain même de la lumière de la fenêtre qui s’accorde aux sentiments, au non-dit ou à l’indicible, bien au-delà des mots échangés, dans l’écriture lumineuse de la caméra.

Les peintres de la lumière

Le choix de Jacques Loiseleux, comme chef opérateur des Baisers de secours, s’inscrit dans le travail développé par Garrel depuis la fin des années 1980, faisant le choix de tel ou tel chef opérateur ayant collaboré, souvent, avec des cinéastes de la Nouvelle Vague, ou dans sa proximité : Raoul Coutard, William Lubtchansky, Willy Kurant, Caroline Champetier, Renato Berta. Choix, à chaque fois effectué pour des raisons esthétiques bien particulières. Garrel peut ainsi signifier que Willy Kurant, qui a fait l’image d’Un été brûlant et de La Jalousie, « fait une lumière lunaire »[5151] [5151] Ph. Garrel, J. Gester, « Je préfère la vie au cinéma », op. cit. , et « peut injecter dans la lumière d’un tableau au quotidien une sorte de caractère onirique qui répond idéalement à [son idée] d’un cinéma du sommeil.[5252] [5252] Ph. Garrel, D. Coureau, op. cit., p. 25-26.  ». A Kurant, Garrel avait demandé, pour Un été brûlant, que les images ressemblent à des gouaches et non à des peintures à l’huile. De Renato Berta, Garrel dit qu’il est un « réaliste solaire »[5353] [5353] Ph. Garrel, J. Gester, « Je préfère la vie au cinéma », op. cit. comme il avait déclaré, lors d’un entretien autour de La Naissance de l’amour, qu’il s’agissait « plutôt de fusains » et que : « Cela correspond bien au style expressionniste de Raoul Coutard, alors que [ses] deux opérateurs précédents, Caroline Champetier et Jacques Loiseleux sont plutôt impressionnistes.[5454] [5454] Ph. Garrel, D. Coureau, op. cit., p. 25-26.  » La mention du fusain, ou du « 2B, c’est-à-dire un crayon gras, qui se rapproche du fusain »[5555] [5555] Ph. Garrel, S. Delorme, « Une trilogie freudienne », op. cit., p. 12. revient, à propos des demandes faites à Willy Kurant pour La Jalousie, et à Renato Berta pour L’Amant d’un jour, alors que pour L’Ombre des femmes il s’agissait de faire, selon Garrel, « un dessin au crayon HB, mi-dur, mi-tendre.[5656] [5656] Ibid.  »

A propos de René Clair, Robert Desnos, ce grand poète des états seconds entre veille et sommeil propices à l’écriture sous la dictée de la pensée, emprunte le titre d’un recueil de Victor Hugo lorsqu’il note : « et sans doute est-ce lui qui donnera une expression nouvelle au monde stupéfiant des rayons et des ombres.[5757] [5757] R. Desnos, op. cit., p. 60.  » Peut-être serait-il possible de penser que celui qui a le mieux réalisé cette prophétie de Desnos, au sein même d’une modernité imprégnée par la vision des cinématographies d’avant-garde des années 1920 et de la Nouvelle Vague, est Philippe Garrel.

Lorsqu’il dévoile un fragment de texte préparatoire – aux accents proustiens – de L’Ombre des femmes, dans un entretien de 2015, Philippe Garrel le présente ainsi : « Ça je ne l’ai pas mis dans le film, parce que c’est un peu comme de la poésie – et on ne fait pas de poésie, au cinéma, avec de la poésie écrite […] »[5858] [5858] Ph. Garrel, J. Gester, « Je préfère la vie au cinéma », op. cit., p. 25. . Le texte lui-même étant le suivant : « “Les femmes sur la terre comme parfois les nuages font une ombre portée parce qu’elles empêchent de passer la lumière du soleil et cette ombre glisse et se déploie autour de vous. C’est l’amour qu’elles vous ont donné qui n’est plus là.”[5959] [5959] Ibid.  »

Si, comme le note Bresson, « Il faut faire des films comme on écrit, c’est-à-dire avec des sentiments »[6060] [6060] R. Bresson, op. cit., p. 67. , cette écriture se fait pour Garrel avec l’« écriture-caméra » et l’« encre de lumière ».

Didier Coureau est professeur en études cinématographiques à l'Université Grenoble Alpes / UMR 5316 Litt&Arts.