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Autour de Nocturama, de Bertrand Bonello

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Raphaël Nieuwjaer : J’ai découvert Nocturama lors d’une avant-première publique, à Lille. Bertrand Bonello était là, ainsi que ses deux producteurs – je suppose qu’ils étaient anxieux de connaître la réaction du public à propos de ce film au « sujet sensible », et qui n’a pas eu un parcours en festival très fourni. Or, ce qui m’a frappé, c’est qu’il n’y a précisément pas eu de discussion. Peut-être les plus furieux étaient-ils partis à l’issue de la projection. Toujours est-il qu’après une question sur la crainte d’un scandale – révélatrice en ce qu’elle était une manière de ne pas évoquer les causes potentielles dudit scandale -, il aura surtout été question de casting, de bande originale, d’écriture de scénario, etc. Autant d’interrogations qui auraient pu être posées dans les mêmes termes à n’importe quel cinéaste. Évidemment, il y a bien eu un ou deux spectateurs pour demander quel était le message de telle ou telle scène – mais cela portait, dans mon souvenir, uniquement sur le comportement ou la psychologie des personnages (« pourquoi dit-il « aidez-moi » à la fin? », notamment), et non sur leur action « terroriste » ou sur le(s) sens à lui attribuer.

Bien qu’il soit abusif de supposer que cette séance préfigure la réception du film, je crois qu’il y a tout de même là un indice assez net de ce que / qui travaille Nocturama, et qui, me semble-t-il, tient à une certaine articulation de l’image et du silence.

Jean-Sébastien Massart : Au point où nous en sommes – à la veille de la sortie – il est difficile d’imaginer quelle sera sa réception. J’ai lu ce matin la critique de Télérama, qui commence dès la première phrase par écarter le rapport du film au réel, même si l’auteur relève par ailleurs de « troublantes convergences » avec le « déroulé des tragédies réelles ». Mais nous ne sommes pas là pour faire la critique de cette critique, on ne prétend pas, je pense, se tenir au-dessus de la mêlée. Si nous avons choisi cette forme dialoguée – au lieu de publier un ou deux textes consécutifs faisant suite à celui de Geoffrey (Chambord)[11] [11] Voir “Si la fête meurt“. – c’est parce que nous anticipons, peut-être à tort, un manque de débat autour du film.

Nocturama est loin d’être un film sans enjeux, et le critique sait qu’en abordant frontalement l’objet d’un tel film – c’est-à-dire le terrorisme – il ne peut éviter la question, épineuse, du rapport entre les attaques terroristes telles que le film les figure et celles qui nous concernent réellement. Doit-on parler seulement de « troublantes convergences » ? Et si ces convergences sont troublantes, pourquoi ne pas décrire le trouble que l’on a ressenti ?

Si je suis ravi d’entrer dans cette discussion avec toi, c’est parce que je crains que l’on s’en tienne à propos de Nocturama à des formules toutes faites, que l’on soit un peu naïvement séduit par les fantasmes de révolution que le film convoque et qu’on occulte son discours, en brandissant cet argument : Nocturama est une fiction. De fait, je ne pense pas que le spectateur puisse se contenter de cet argument. Dans un autre débat auquel j’ai assisté, des questions directement politiques ont été soulevées, notamment sur l’absence d’articulation entre le discours des activistes et leur passage à l’acte. Réponse en deux temps de Bonello : 1) Mes personnages ont déjà discouru avant de passer à l’acte, le spectateur doit pouvoir le comprendre grâce aux flash-backs. 2) Nocturama est essentiellement un film porté par l’idée d’une action insurrectionnelle et celle-ci n’a aucun rapport avec le terrorisme actuel.

Par cet argumentaire, le film évite le risque du scandale ou tout au moins celui de la polémique : dans le moment qui sépare le tournage (courant 2015) de la postproduction (fin 2015), seul le titre – Paris est une fête – a été modifié. C’est là que je situe peut-être ce que tu appelles le silence. Ce silence, on peut bien sûr le justifier par le fait qu’une œuvre de fiction n’a pas à dresser un quelconque état des lieux, qu’elle ne reflète pas forcément une situation sociale ou politique. Ce qui se trouve pourtant au cœur de Nocturama – au point de scinder le film en deux – ce sont des attaques terroristes à Paris dont la simultanéité, traduite par l’usage du split-screen, ne peut pas ne pas rappeler le souvenir de la nuit du 13 novembre 2015. Il est impossible qu’un spectateur ignore ce hors-champ. Je crois même que ce hors-champ s’impose à lui dès le début : on voit dès le premier plan une ville (Paris), puis des plans de métro, puis des trajets en métro conduisant les futurs « terroristes » vers les lieux qu’ils vont faire exploser. C’est sans doute par ce début – entièrement muet – que le film arrive à mon avis à faire quelque chose du silence. Nul besoin de discours ici pour décrire concrètement le terrorisme ; on voit une action coordonnée, rigoureuse, rapide. La réussite de ce premier quart d’heure réside pour moi dans le fait qu’il se tient exclusivement à un programme d’action, c’est même un véritable film d’action. Lorsque ce silence est brisé (par l’étudiant de sciences-po, puis, plus tard par le mentor du groupe), lorsque commencent à s’articuler action et discours, tout devient beaucoup plus problématique et confus.

R.N. : Le silence est à la fois ce que le film recherche – un dépassement de la parole, par l’action, la transe, la sidération -, et ce qui le fonde. La conversation entre l’étudiant de Sciences-po et la jeune fille qui aspire à passer le concours est intéressante de ce point de vue. Sans doute l’idée guidant Nocturama y est-elle énoncée – « La civilisation elle-même est la condition de la rupture de la civilisation » -, mais il y a aussi autre chose. Le conseil ultime, le « truc », c’est de conclure en affirmant une idée violemment paradoxale. La raison en est que, d’accord ou non, le correcteur pourra repérer là une capacité à créer du débat. La polémique apparaît ainsi comme un moment parfaitement réglé de la vie de l’école, de l’institution – elle ne peut faire ni accroc, ni rupture, car elle est intégrée à une stratégie de distinction personnelle, et toujours déjà prise en charge par le cadre prédéfini d’un certain régime de communication. De fait, il suffit d’allumer la radio ou un ordinateur pour se convaincre que, dans l’ordre des idées ou du discours, nous vivons en un temps de « crise régulée » – les débats sont la forme éruptive d’une crispation, d’une immobilisation de la pensée. Partant de là, le problème serait sans doute moins d’ajouter la polémique à la polémique, que de créer les conditions pour d’autres circulations de la parole. Mais ce n’est pas ce que tente d’inventer Bonello, au contraire d’Alain Guiraudie ou de Rabah Ameur-Zaïmeche par exemple. (Entre parenthèses, je ne crois pas qu’une revue puisse défendre également tous ces cinéastes sans faire preuve d’inconséquence.) Bonello vise une forme de mutisme, sinon souverain, du moins obstiné. Pas véritablement de parole avant, pas véritablement de parole après. L’action même est la poursuite du silence par d’autres moyens. Les personnages n’attaquent que des symboles, mais le film ne s’engage me semble-t-il dans aucun travail de symbolisation.

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J-S.M.: On ne comprend jamais très bien ce qui justifie le choix de toutes ces cibles, même si l’on voit ou devine qu’elles sont liées à un enjeu de pouvoir – politique, économique, etc. Dans toute forme de terrorisme, il y a évidemment une dimension symbolique : les attentats du 11 Septembre, pensés par Derrida en tant que « concept », nous l’ont montré. Mais il me semble que Bonello ne fait pas grand-chose de ces symboles : d’autres lieux de pouvoir auraient pu être visés sans que le sens du film ne change. Ce qui est gênant dès lors, c’est que l’attentat devient un concept essentiellement plastique. Le feu, motif essentiel, doit emporter dans son souffle un monde forcément pourri et décadent, c’est un vieux symbole révolutionnaire. Du coup, je ne comprends pas très bien pourquoi le titre du film a finalement changé – si ce n’est peut-être pour des raisons tenant aux bienséances, à la crainte du scandale. Car dans Nocturama, Paris en feu est bel et bien une fête. Il faut que tout brûle pour que tout, peut-être, renaisse.

R.N. : La mise à feu de la statue équestre de Jeanne d’Arc est très intéressante. Il ne s’agit ici ni d’une destruction matérielle, comme pour le Ministère de l’Intérieur, les voitures piégées ou le siège de Total, ni d’un meurtre, comme dans le cas du patron de HSBC, mais d’une attaque figurative qui porte sur le symbole en tant que symbole. D’une certaine façon, le brillant de l’or y devient la brûlure du feu – l’alibi de la jeune fille perchée sur une nacelle est d’ailleurs de lustrer la statue. L’image est forte, au point de se transformer en image de marque du film. Le plus intéressant, sans doute, est que Bonello donne à la statue le souvenir d’une chair. Creusées dans le bronze, des larmes semblent lui couler. Dès lors, le feu pourrait avoir cette fonction non de destruction, mais de démythification. En-deçà de la gloire, de la sainteté, il y aurait de nouveau la jeune fille – celle-là même qui a brûlé à Rouen. Mais, évidemment, c’est une Jeanne spécifique qui est attaquée – pas celle de Dreyer ou de Cohen, mais du Front national. Toute la séquence est en fait surdéterminée par l’idée d’un face-à-face entre Jeanne d’Arc et une fille, jeune comme elle, mais « d’origine maghrébine ». Déguisée en balayeuse municipale, elle personnifie presque « l’immigré générique », celui que le Français blanc ne voit plus tant il correspond au stéréotype. Ce qui me frappe, c’est que cette image coïncide tout à fait avec un imaginaire d’extrême-droite. Évidemment, Bonello n’est pas d’extrême-droite – mais en se contentant de retourner une certaine iconographie (l’offense à la Nation faite par les corps étrangers), il la maintient présente, en arrière-plan. Pour le dire autrement, c’est l’imaginaire du Front national qui, à mon avis, « soutient » son image. Soutenir son image, c’est maintenir ce « mais » que j’ai mis en italique au-dessus – le blasphème fonctionne sur un effet de racialisation du corps de la jeune fille. Il fallait qu’elle soit « visiblement » non-blanche pour que l’attaque fonctionne pleinement. De ce point de vue, c’est sans doute l’action la plus aliénée – elle répond au regard – racisant, raciste – de l’autre, elle est déterminée par lui. Plus tard, alors que les jeunes gens se sont réfugiés dans un grand magasin, le visage de Jeanne reviendra la hanter. C’est véritablement une image bloquée, traumatique, qui ne permet pas d’enchaîner sur un travail de resymbolisation, donc sur quelque chose de politique.

J-S.M. : Le grand magasin est aussi un lieu hautement symbolique. Peut-être pourra-t-on reparler plus tard de la seconde partie du film, je voudrais pour l’instant insister sur sa fin, c’est-à-dire sur la séquence de l’assaut du GIGN, qui renvoie selon moi à l’esthétique du début. On est à nouveau dans un film d’action, mais ce n’est plus la même action, on passe d’une logique comportementaliste très rigoureuse (aller d’un point A à un point B, ouvrir des portes, poser des explosifs…etc) à un grand travail symbolique, c’est peut-être le seul moment où l’on est devant ce que tu appelles la symbolisation. Qu’est-ce qui se passe dans cette séquence ? Des « ennemis de l’État » – c’est ainsi qu’on les a désignés – tombent sous les balles des forces de l’ordre – ils n’ont pas d’armes (sauf un), ils lèvent les mains en l’air, ils sont abattus. La mise en scène de Bonello est extrêmement lyrique, presque opératique (j’ai pensé à De Palma), elle déploie énormément d’effets : usage de split-screens, boucles temporelles à la Elephant, ralentis, reprise du thème de John Barry. C’est un véritable morceau de bravoure, comme la séquence des Ballets russes à la fin de Saint Laurent, sauf qu’on assiste ici à un massacre. Ce massacre, le film le justifie par le concept juridique d’ennemis d’État et non de terroristes. Je crois que la distinction est décisive, parce qu’elle n’est pas sans conséquences sur ce que je vois et ressens à la fin de Nocturama. Je vois un État – personnifié par le GIGN – qui élimine méthodiquement ses « ennemis » et j’éprouve de la compassion pour eux. Le film me les montre presque comme des martyrs. On a là un travail de symbolisation très primaire, très peu réfléchi, où prévaut le mythe d’une jeunesse forcément innocente : ils ont joué avec le feu, ils vont mourir, mais n’oubliez pas que ce sont des enfants. C’est cette candeur que je reproche le plus au film et en le revoyant je me suis même demandé si ce n’était pas de la fausse candeur, une posture au fond bien commode permettant d’éviter la polémique, car la « jeunesse » est un mythe qui fonctionne toujours. Au fond, Bonello appliquerait à son film le plan de dissertation décrit par l’étudiant de sciences-po : il conclut sur une pirouette rhétorique, mais je ne suis pas sûr qu’il offre beaucoup à penser.

R.N. : Il y a des symboles – de la Jeunesse, du Capital, de l’État – mais peu de travail. Tout fonctionne par blocs. Tout doit se fondre dans l’Un – ce qu’écrit très bien Geoffrey dans sa critique. Et lorsque des différences se marquent, elles sont effacées par un autre « englobant ». Après l’action synchronisée, la Jeunesse se désagrège quelque peu, les uns jouant avec le matériel Hi-Fi, les autres montrant leur désapprobation quant à cette pulsion de consommation. Mais, d’une certaine manière, peu importe, puisque tous sont désormais prisonniers de la Marchandise ou du Capital, voire de la Simulation – tous finiront de fait par consommer avec une certaine délectation.

Par ailleurs, que la violence d’État soit montrée comme la pire, je n’ai rien contre d’un strict point de vue idéologique. Mais l’infantilisation tardive des personnages est en effet d’une rare indigence. Ils ont fait exploser Paris, mais désormais ils se promènent avec des mitraillettes en plastique – au fond, ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Bonello confond un peu vite le regret, l’angoisse de la mort, et la déresponsabilisation. Il n’y a vraiment personne, à aucun moment, pour revendiquer ces actions, pour les nommer.

J-S.M. : D’un point de vue scénaristique, la disparition du mentor (Vincent Rottiers) est une facilité : sans lui, le groupe est ramené à sa candeur première. Il est étonnant que Bonello cite ici Zombie de Romero (1978) et que le rapport du magasin et de son hors-champ soit si peu réfléchi. D’un côté il y a ce grand magasin de luxe, que Bonello veut sans doute filmer comme un temple du consumérisme – mais je ne suis pas sûr que ce soit vraiment cette impression qui domine. Et de l’autre, il y a un hors-champ qui se manifeste sous plusieurs formes : discours médiatique anxiogène (lorsqu’un des personnages allume la télévision), discours d’une passante (jouée par Adèle Haenel) décrivant en deux phrases les conséquences des attentats (« j’ai vu des gens hurler de joie, d’autres qui pleuraient ») et discours d’un SDF (Luis Rego) disant simplement : « C’est la panique ». Le film a besoin de tous ces discours pour faire comprendre au spectateur que les attaques ont eu un impact « politique » : le personnage joué par Adèle Haenel décrit même un climat pré-révolutionnaire et il est étonnant que sa parole ne soit pas rapportée ensuite aux autres personnages, qu’elle reste lettre morte, qu’elle ne soit qu’un témoignage recueilli dans la rue, presque saisi sur le mode du micro-trottoir. L’utilisation du SDF est tout aussi sommaire : invité avec sa femme à l’intérieur du magasin, ce personnage est en quelque sorte le premier bénéficiaire de la grande « fête » que les attentats auraient déclenchée (puisque, rappelons-le, Paris est une fête). C’est comme si Bonello voulait passer des actes terroristes à leurs conséquences immédiatement sociales, ouvrant ici la possibilité d’un renversement carnavalesque, puisque les pauvres boivent dans des verres en cristal et mangent à la table (supposée) des riches. Mais que deviennent ces personnages une fois entrés dans le magasin ? Le film ne leur réserve aucun traitement particulier, on les voit faire des courses puis manger, seuls, à une table. Les pauvres – ici réduits à un échantillon représentatif : un SDF et sa femme – ne font pas partie de la fête. En revanche, ils sont tués par le GIGN.

R.N. : Oui, et évidemment, on ne peut pas faire plus innocent qu’eux. Rego est en train de manger un macaron, tellement insouciant qu’il a une grosse miette collée au-dessus de la lèvre… c’est un détail, certes, mais je crois qu’on ne devrait pas faire mourir sous cinq ou six angles différents un homme qui n’a pas la bouche propre. C’est une petite atteinte à sa dignité. Ce qui est plus intéressant, c’est qu’ils sont peut-être les seuls à avoir un rapport encore émerveillé à la marchandise. Les jeunes gens, c’est évident, appartiennent déjà à ce monde, et ils ne l’évaluent qu’en tant que consommateurs avisés.

Pour revenir sur l’assaut, je dirais que la technique est intrigante. Le GIGN se déplace sans bruit, et tue d’une seule balle. Proprement. Tout le film est ainsi, affreusement propre – c’est en cela qu’il n’a rien à voir avec l’expérience contemporaine que l’on peut faire du terrorisme. Pas de corps, pas de sang, pas même d’images pixelisées saisies à la volée. Les documents que l’on voit à la télévision reprennent – au risque de l’invraisemblance – les images du film.

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J-S.M. : On voit en effet la façade de la Samaritaine en plan fixe, avec un bandeau « spécial attentats ». Je constate comme toi la pauvreté de ces images, leur insuffisance. Penser notre rapport à une expérience contemporaine du terrorisme est à mon avis la dernière des préoccupations de Bonello : son film se nourrit surtout de mythe (l’insurrection, la jeunesse) et de symboles, la Samaritaine en faisant partie. Carax en avait filmé sa ruine dans une séquence d’Holy Motors (2012), Bonello en a fait un temple à son goût. Luxe, calme et volupté. Le traitement délirant du décor dans Nocturama inscrit selon moi le film dans la continuité des deux précédents : il s’agit de montrer des temples sublimes et décadents. Malgré les différences d’époque, le bordel de L’Apollonide et l’appartement-musée de Monsieur Saint-Laurent ne sont pas très différents du grand magasin. On a l’impression dans ces trois films d’être devant un cinéma haute couture, pétri de références culturelles et habillé par de la bonne musique. Ce jugement n’est évidemment pas satisfaisant, mais je ne vois pas d’autre manière de qualifier le travail récent de Bonello, au moins depuis L’Apollonide. C’est un cinéma extrêmement élégant, mais l’élégance est tout ce qui lui reste. La partie dans le grand magasin marque pour moi ce moment où je ne vois plus que le geste esthétique, comme lorsque la fille qui a brûlé Jeanne d’Arc danse sur Call me de Blondie, juste avant l’assaut du GIGN. On pourrait établir une comparaison avec L’Apollonide, où les filles dansent sur Night in white satin juste avant la fermeture de la maison, sur laquelle plane la menace de la syphilis. Bonello aime particulièrement ce genre d’ambiances décadentes, il aime associer romantiquement luxuriance et déclin, beauté et agonie. Le grand magasin est l’occasion de réaliser l’oxymore. Il s’agit moins pour lui d’interroger le rapport à la consommation, à l’abondance (tu constates très justement que les personnages ne s’émerveillent de rien), que de raconter comment la jeunesse habite provisoirement ce temple du luxe, avant d’y mourir. Impossible dès lors d’imaginer une effusion de sang dans la séquence de l’assaut.

R.N. : Le grand magasin est un monde hors du monde, mais précaire, menacé. Aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur, d’ailleurs, si l’on se souvient de tous les animaux sauvages qu’on y croise. Il y avait déjà un (vrai) gecko dans le cabinet de rangement du Ministère où se cachait le jeune garçon chargé de poser la bombe, mais ici, outre le chat, il y a beaucoup d’animaux en peluche, etc. Le magasin est presque déjà un souvenir de la civilisation, une ruine.

J-S.M.: Oui, c’est le modèle du grand magasin moderne décrit par Zola dans Au bonheur des dames.

R.N. : Les plans sur la façade, que ce soient ceux du film lui-même ou ceux vus à la télévision, ont éveillé chez moi une certaine inquiétude. Là encore, rien à voir avec un quelconque réalisme. Bonello n’essaye pas de reproduire des images « BFM », mais emprunte sans doute davantage à Lost Highway. Une présence mortifère rôde à l’extérieur, qui place soudain votre regard hors de vous. C’est ce que je trouve de plus fort dans le film.

J-S.M.: Je comprends pourquoi tu cites Lost Highway, mais je ne perçois pas d’inquiétude dans la seconde partie de Nocturama. En revoyant le film, je me suis même dit que Bonello avait voulu faire du magasin une utopie, au sens où c’est un lieu de réinvention pour certains personnages. Les garçons, surtout, se maquillent et se travestissent. L’un d’eux va même offrir aux autres un numéro de cabaret sur My Way de Shirley Bassey : c’est peut-être l’une des rares scènes où s’esquisse la possibilité d’une fête décadente, l’esthétique, très camp, m’a fait penser aux Damnés de Visconti, où Helmut Berger était aussi excessivement travesti. Mais ce numéro reste une parenthèse sans conséquences, un petit trouble gender qui traverse le film.

R.N.: Ce même personnage incarne ensuite une sorte de Tony Montana, après avoir trempé dans une baignoire comme le Marat assassiné de Jacques-Louis David. Ce rapport à l’identité comme construction, comme performance, renvoie aux mannequins qui fonctionnent pour les jeunes tantôt comme doubles, tantôt comme surfaces de projection. On peinerait du coup à trouver là un geste de liberté. Il y a peut-être moins une réinvention de soi qu’une inquiétude, une angoisse face à l’absence de tout modèle – comme chez Gus Van Sant, les parents ont d’ailleurs quasiment disparu. Si bien que le « aidez-moi » de la fin peut aussi s’entendre comme un « pourquoi m’as-tu abandonné ? » adressé à la société.

Par ailleurs, le grand magasin permet de nous couper des bruits de la ville – des sirènes comme du silence -, mais aussi du tumulte des réseaux sociaux. Nous ne voyons pas les images circuler ; surtout, les personnages se protègent des commentaires. L’étudiant à Sciences-po dit qu’il faudra éviter de les lire, lorsqu’ils sortiront de leur cachette, car ce ne seront que des conneries. Cela rejoint cette grande stratégie du silence. Surtout, pas de parole, pas d’effort de construction de sens possibles. Les images ne doivent exister qu’en tant que mystères. C’est pour le moins problématique, et violent. C’est une conception qui ne laisse que deux possibilités au spectateur : la déploration, ou l’approbation. C’est précisément ce que dit Haenel. Et ces deux sentiments se résolvent en un : la fatalité. Cela devait bien finir par arriver. Mais quoi ? Qu’est-ce qui est arrivé ? On ne retient des événements terroristes que la sidération, les boucles d’images, mais ce sont aussi des moments où par-delà les appels opportunistes à l’unité nationale et tous les raccourcis fascisants, se déploient dans l’espace médiatique des réflexions complexes, nuancées, d’intellectuels, de citoyens, etc. Évidemment, Bonello préfère se draper dans le silence d’images-chocs qui ne viennent de nulle part et ne vont nulle part. No comment, en somme.

J-S.M. : On revient à la question du silence. Tu parlais tout à l’heure de Nocturama comme d’un film mutique, je serais plus nuancé. Le film se protège derrière le mythe de la jeunesse et le fantasme révolutionnaire, mais il représente, peut-être à son corps défendant – et notre discussion le prouve – ce qui fait débat aujourd’hui en France. C’est là que je trouve Bonello très confus. Desplechin disait dans un entretien récent que depuis les attentats de Charlie, puis ceux du 13 novembre, il n’était plus possible de filmer Paris comme à l’époque de Comment je me suis disputé. Je pense que Nocturama prend acte de ce changement mais qu’il est pris dans un paradoxe : d’un côté, Bonello veut représenter un fantasme d’insurrection, allumer un feu de joie purificateur, mais il ne peut ignorer que le feu n’est pas exactement là où il le filme.

R.N. : Un ami qui n’avait pas encore vu le film m’a dit : « Au moins, on ne pourra pas reprocher à Bonello de ne pas prendre le taureau par les cornes. » Ce à quoi j’ai répondu qu’hélas, il préférait la cape et la tenue du torero au taureau lui-même. Cela dit, évidemment, il faut parler de ce film – ne serait-ce que pour ne pas lui laisser l’exorbitant privilège de nous imposer le silence de sa beauté.

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Toutes les images sont extraites de Nocturama.