Les Sept de Chicago, Aaron Sorkin

One egg is not enough

par ,
le 20 octobre 2020

Le second numéro papier de Débordements vient de paraître. Consacré aux relations entre le cinéma et l’écologie, il s’intitule “Terrestres, après tout”. En voici le sommaire.

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Au premier jour de son procès, tandis qu’il se rend au tribunal, l’activiste Jerry Rubin attrape au vol un œuf qu’une main réprobatrice lui a lancé. Le réflexe étonne d’autant plus son camarade de lutte Abbie Hoffman que tous deux sont complètement défoncés. Plus tard, un flashback nous révélera qu’une agent du FBI infiltrée avait abordé Jerry dans un bar avec une blague, dont la chute était qu’en France « one egg is enough » [« un œuf »]. Voisin de prétoire de Jerry, David Dellinger sera plusieurs fois nommé « Derringer » par le Juge Hoffman, du nom de ce pistolet à un coup qui se glisse dans la manche. À la fin de ce qu’il considère être une parodie de procès, ce père de famille blanc adepte de la non-violence finira par dégainer à son tour un seul et unique coup de poing, dont il sera le premier surpris, au point de s’excuser auprès du policier victime et de sa femme présente dans la salle. En apparence anodines, ces situations invitent malicieusement à considérer la puissance performative de la parole, ainsi que sa capacité à faire advenir des actes.

Cette question est d’autant plus importante ici que c’est le ministre nouvellement nommé par Nixon, John Mitchell, qui diligente une enquête sur des émeutes survenues lors du Congrès Démocrate de 1968 à Chicago. Son but : faire un exemple en emprisonnant pour fait de conspiration les meneurs des différents groupes politiques en présence, même si tout porte à croire qu’ils n’ont aucun lien entre eux. Dès lors, il revient au tribunal de juger les mots prononcés par les différents prévenus, afin de démontrer que leur action était préméditée et concertée.

Le film fait preuve d’une pédagogie limpide : la majorité des témoins convoqués à la barre sont des policiers, acquis à la cause de l’accusation, qui répètent scrupuleusement les déclarations des suspects. Les policiers infiltrés décriront moins les faits vus que les mots entendus, mais en occultant le contexte dans lequel ces paroles ont été prononcées. C’est alors le but des nombreux flashbacks émaillant le procès que de nous montrer comment, en situation de lutte, les personnages sont amenés à faire des choix, à dire des choses qui, strictement, « pourront être retenues contre eux ».

Le premier témoin donne le ton. Fonctionnaire de mairie, il a refusé systématiquement d’accorder une autorisation aux différents militants désireux d’organiser une manifestation le jour fatidique. Face à ce refus, Abbie maintient que l’événement aura lieu, à moins que la municipalité lui verse 100.000 dollars. Était-ce de l’humour ou était-il sérieux ? Dans un tribunal, les mots rapportés tels quels prennent un sens capital, et l’avocat d’Abbie s’emploiera à démontrer qu’il s’agissait d’une provocation en questionnant le témoin sur ce qu’il a fait ensuite : a-t-il appelé ses supérieurs pour dénoncer une tentative d’extorsion ? Seuls le contexte, les réactions de protagonistes permettent de saisir le sens des mots qui sont dits.

Toute l’iniquité du dispositif judiciaire apparaît alors : si ce dernier a le pouvoir de distribuer la parole, et donc d’interdire à certains de parler, à l’image du Black Panther Bobby Seale, tabassé et bâillonné sur ordre du juge, il agit bien plus subtilement comme une puissance d’interprétation, en citant scrupuleusement les mots des accusés – les orateurs jurent sur la Bible – mais en imposant leur sens. Si Jerry a bien appelé, dans le feu de l’action, à reprendre la colline du parc à la police, son cri jaillit d’une longue chaîne d’événements que le film nous montre, et qui est bien plus responsable de la montée des tensions qu’une phrase lancée dans la foule. C’est pourtant à cette phrase, répétée par l’agent infiltrée, que l’accusation voudrait s’en tenir. Cette sélection des mots que l’on fait ou non entrer dans la version officielle intervient de manière éclatante dans une séquence où le juge interdit à l’ex-ministre de la Justice, Ramsey Clark, dont le cabinet avait conclu à un non-lieu, d’intervenir à la barre. L’intelligence du film est de nous donner d’abord la teneur du témoignage, devant le public du tribunal mais en l’absence des jurés, pour mieux nous montrer ensuite le magistrat la soustraire à la sagacité des représentants de la Nation. On voit alors que la parole seule ne produit rien, si elle n’est pas appuyée du poids de l’institution, qui décide ou non de l’inscrire dans la balance qui fera in fine pencher le sens de tel ou tel côté.

C’est à ce stade que les protagonistes comprennent, après en avoir débattu, ce que « procès politique » veut dire. Il ne s’agit pas seulement d’inculper des gens pour leurs idées – pour Abbie, appelé à la barre, il ne fait aucun doute que c’est pour avoir traversé des frontières avec ses idées qu’il est accusé –, mais bien plutôt d’imposer son récit sans laisser aux autres la possibilité d’exprimer le leur. Le propre d’une institution, écrivait Bourdieu, est de produire du sens, de « dire ce qu’il en est de ce qui est » [11] [11] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 285. . Les conférences hebdomadaires d’Abbie lui permettent ainsi de donner à son auditoire sa propre version du procès.

Une séquence-clé du film rejoue cette question de l’interprétation. Tom Hayden, tête pensante des Jeunes Démocrates au physique de gendre idéal, doit être appelé à la barre, et de grands espoirs reposent sur lui. Or, l’accusation a produit une preuve écrasante : un enregistrement où on l’entend à la tribune appeler à répandre le sang dans les rues. Hayden reviendra d’abord sur les événements qui l’ont poussé à réagir de la sorte, à décrire son meilleur ami, le crâne fendu par un coup de matraque. Mais ensuite, c’est une analyse linguistique des mots proférés qui révélera la vraie nature du message : « si notre sang doit couler, qu’il coule dans toute la ville ».

Pourquoi le possessif est important ? Parce qu’en lieu et place d’un appel à la confrontation, c’est un appel à la mise en visibilité politique de la répression que lance Hayden : « le monde nous regarde », ne cessent de scander les soutiens aux militants. Alors que les émeutiers seront matés par la police et l’armée, une poignée d’entre eux finit par converger vers un bar huppé où se retrouve l’élite Démocrate, où ils seront cernés par la police. Une vitre sans tain sépare alors la rue et sa violence d’État de la bourgeoisie technocrate, les années 1960 des années 1950. Ce sont finalement les matraques de la police qui feront voler la vitre en éclats, déversant par la force la contestation politique dans l’antichambre du pouvoir.

Pour que les mots se dotent d’une puissance performative, il faut donc qu’ils soient appuyés par des actes, ou des images si fortes que l’institution ne puisse plus en détourner le sens : même le procureur ambitieux ne supportera pas la vision de Bobby Seale ligoté à ses côtés, et le juge finira par reculer devant le martyr du militant, après lui avoir refusé la parole des jours durant (l’écho avec la situation actuelle est évident). Dans le film, l’entente entre les mots et l’action passe par la réconciliation entre Hayden et Hoffman, le militant démocrate et l’activiste de la révolution culturelle, les bureaux et la rue. Et ce n’est pas un hasard si, avant que le verdict ne tombe, les dernières paroles d’Hayden sont une longue énumération des 4752 GI morts au Vietnam depuis le début du procès : puisque l’État confisque le sens, puisqu’il n’est plus possible de parler, d’argumenter et de débattre, il ne reste plus à la parole qu’à convoquer la réalité que le pouvoir tient à occulter, sous l’identité des morts d’une guerre qu’il refuse de voir. Face à cette liste funèbre, le sens profond de la contestation des prévenus parvient enfin à remonter à la surface, et tandis que le juge impuissant perd son sang-froid, l’assemblée se lève dans la quasi-unanimité pour rendre hommage aux morts. Les mots ont finalement pris la foule, la balance vient de basculer.

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Les Sept de Chicago, un film d'Aaron Sorkin, avec Yahya Abdul-Mateen II (Bobby Seale), Sacha Baron Cohen (Abbie Hoffman), Jeremy Strong (Jerry Rubin), Eddie Redmayne (Tom Hayden)...

Scénario : Aaron Sorkin / Image : Phedon Papamichael / Montage : Alan Baumgarten

Durée : 2h09

Sortie sur Netflix : le 16 octobre 2020.