La belle et la meute, Kaouther Ben Hania

Neuf couloirs

par ,
le 4 décembre 2017

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Coupable d’avoir été violée. C’est sous ce titre que Meriem Ben Mohamed (pseudonyme) faisait le récit de son viol par des policiers et de sa tentative de les poursuivre en justice. Inspiré par cette histoire qui a secoué la Tunisie en 2012, La Belle et la Meute montre une jeune femme se heurter à l’enfer de l’administration et du patriarcat.

Sorti mi-octobre en France, et il y a quelques jours en Tunisie, le film de Kaouther Ben Hania bénéficie de l’actuelle mise en lumière des violences sexuelles et sexistes dont sont victimes toutes les femmes, partout dans le monde. Ce contexte médiatique permet à ce film tunisien d’être diffusé internationalement (Etats-Unis, Italie, Suède…) sous un éclairage remettant en question les approches culturalistes ou essentialistes de ces violences. Celles-ci réduisent souvent la réception des films en provenance de pays arabes à des attentes documentaires et à des considérations stigmatisantes. Les cinéastes concerné.e.s déplorent l’étroitesse des grilles de lectures des spectateurs ou critiques européens, leur tendance à enfermer une production artistique dans une origine géographique, et à pérenniser une obsession pour les trajectoires d’émancipations féminines. L’actualité des dernières semaines permettra peut-être au film de Ben Hania de n’être pas cantonné à la (fausse) catégorie du « film de femme arabe ».

La cinéaste avait déjà exploré la question du machisme dans une approche docu-fictionnelle avec Le Challat de Tunis (2014), film lui aussi inspiré d’un fait divers. Si elle utilisait alors les armes de la comédie et de la tromperie, et donnait le premier rôle à l’agresseur, elle opte cette fois pour le point de vue de la victime, le recours au plan-séquence, les scènes d’intérieurs et de nuit, le tout en vue de dresser une charge contre les institutions aliénantes que sont l’hôpital et surtout la police. Dans le contexte de la Tunisie « post-révolutionnaire », la police apparaît en effet à la fois comme une force oppressive et un recours pour réclamer justice. Ainsi Youssef, le copain de Mariam qui l’encourage à porter plaine et l’accompagne au commissariat, croise-t-il un policier affronté lors du sit-in de la Kasbah en 2011. Mais c’est surtout à travers le chantage qui est fait à Mariam que cette ambivalence éclate. Comme lui dit un policier qui lui demande de retirer sa plainte : « Tu veux faire un scandale ? Tu veux jeter la honte sur la police ? Sur ton pays ? Avec l’instabilité qu’il y a ? Le pays est à feu et à sang et toi tu veux porter plainte ? Tu veux nous soumettre au terrorisme ? Sans police, c’est ta mère, ta sœur, ton frère, tous tes amis qui seraient violés chaque jour. »

Féministe, le film dénonce des violences systémiques ainsi qu’une culture de la culpabilisation alimentée par des comportements complices qui peuvent venir de femmes elles-mêmes. Mais ce qui intéresse plus spécifiquement la réalisatrice, ce sont les pièges de l’institution. Celle-ci prend la forme d’un interminable couloir ponctué de portes qui se referment les unes après les autres. Constitué de neuf plans-séquences d’une dizaine de minutes chacun, le film débute par une soirée étudiante et s’achève au lever du jour. Entre deux, une nuit noire où la protagoniste se fait rejeter et humilier par différents représentants de l’autorité : médecins, administrateurs, forces de l’ordre. La scène de viol est dissimulée dans une ellipse entre le premier et le deuxième plan, et ne sera rendue présente qu’à travers le récit qu’en fera Mariam, manière de donner tout crédit à sa parole. Les plans-séquences ont l’étanchéité de lieux fonctionnant comme autant de boîtes : de nuit d’abord, puis des salles d’attentes, un taxi, des bureaux, un fourgon, et ces couloirs anxiogènes.

Incarnée par Mariam Al Ferjani, Mariam ne quitte jamais le champ. Mise à nue, privée de tout (téléphone, argent, vêtement), elle est figurée comme un corps vulnérable face à des systèmes organisés pour la dominer. Malgré la présence de Youssef, sa solitude est totale. Lui paraît en effet plus déterminé à obtenir vengeance pour toutes les victimes de bavures policières qu’à réconforter son amie, livrée à sa douleur, sa peur, sa honte. C’est dans cette intimité avec le corps et le visage de la femme que se consolide l’empathie du spectateur, bien plus que par les rares informations données sur son caractère ou son passé. La technicité et la précision que nécessite le plan-séquence instillent par ailleurs une dimension chorégraphique, les corps se heurtant aux parois d’un tunnel dont Mariam ne s’échappe qu’en sortant du commissariat, à la fin du film, éclairée pour la première fois par des lumières naturelles, son foulard noué sur les épaules à la manière d’une cape d’héroïne.

Si Mariam El Ferjani s’accommode parfaitement de cette exigeante mise en scène, dessinant un corps-à-corps tout à la fois spontané et maîtrisé avec la caméra, d’autres acteurs y sont moins à l’aise. Certains déplacements sont ainsi tellement millimétrés qu’ils rompent l’impression de fluidité qui assure la réussite des plans-séquences. Le casting et la direction d’acteurs créent en outre des personnages secondaires parfois stéréotypés. Youssef n’a pas l’air d’un étudiant fêtard : l’acteur, Ghanem Zrelli, a 33 ans, et adopte l’attitude de justicier grandiloquent qui correspond à ses précédents rôles (Thala mon amour, Flashback…) Les policiers violeurs, qui à la fin poursuivent la jeune femme comme des spectres, semblent, avec leurs polos, cheveux longs et moustaches, échappés des années 1970. Si les dialogues et la mise en scène semblaient manifester une volonté de réalisme, l’écriture de ces personnages s’en écarte de fait radicalement. Pourquoi, au lieu de s’en tenir à la critique d’une fonction et de ce que celle-ci fait de ces hommes, leur donner une apparence si éloignée des monsieur-tout-le-monde qu’ils sont pourtant ? C’est là que la construction d’un discours et d’un point de vue complexe sur la police et son double statut de menace et de garantie sécuritaire, s’effrite.

Le film, qui vient de sortir dans les cinémas tunisiens (peu nombreux) après avoir fait salles combles lors des premières projections aux Journées Cinématographiques de Carthage, fait beaucoup parler de lui dans la presse locale. De tels sujets sont rarement abordés dans le cinéma tunisien, qui connaît pourtant depuis 2011 un renouveau remarqué, dû à une nouvelle génération de cinéastes aux profils différents de la précédente, mais également à un contrôle des diffusions bien plus souple : un tel film aurait en effet été censuré sous Ben Ali. Cet assouplissement semble encourager le cinéma tunisien à quitter les paradigmes qui étaient les siens depuis les années 1970, à savoir une écriture allégorique censée préserver de la polémique, et un cadre souvent restreint à une sphère familiale en conflit avec une individualité émergente. La Belle et la meute semble confirmer de nouvelles tendances du cinéma tunisien contemporain, et notamment celle de diversifier le traitement des questions de pouvoirs et d’émancipations, tout en se nourrissant d’influences cinématographiques élargies. Quoi de commun entre les succès récents Nhebbek Hédi (Mohamd Ben Attia, Berlinale 2016), The Last of Us (Alaeddine Slim, Venise 2016), et La Belle et la Meute, si ce n’est leurs partis-pris rompant avec le consensuel ? L’élargissement de la palette des genres et des styles dans le paysage cinématographique national sera peut-être bien la clé de son saut qualitatif.

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La belle et la meute, un film de Kaouther Ben Hania, avec Mariam Al Ferjani (Meriem), Ghanem Zrelli (Youssef), Noomane Hamda.

Scénario : Kaouther Ben Hania / Photographie : Johan Holmquist / Montage : Nadia Ben Rachid.

Durée : 100 mn.

Sortie : 18 octobre 2017.