L’Insoumis, Gilles Perret

Méphistolenchon

par ,
le 20 février 2018

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Parmi les chemins qui relient sans détour le cinéma à la politique compte sûrement cette illusion transparente qu’est le maquillage. Certes, l’un en fait l’argument de ses charmes et l’autre y trouve les raisons de son discrédit. Il n’empêche que le premier entre souvent dans la seconde par le biais cosmétique, parce qu’il donne à la fois sur la scène et les coulisses et que leur écart alimente le scepticisme fasciné définissant aujourd’hui le gros du « sentiment politique » ; l’art gouvernemental n’attirant plus que pour ce qu’on lui suppose de cacher, il tente de séduire par l’aveu de ses faux-semblants. C’est dans et contre ce genre du « spectacle des dessous » que s’inscrit L’Insoumis, dont une des premières scènes montre justement Mélenchon en train de se faire grimer. Gilles Perret s’y attarde bien sur les essais, les répétitions et les enfarinages, autant qu’il s’y montre prompt à cueillir les abandons maîtrisés d’un politicien qui s’emporte contre les singeries du métier. Mais il le fait pour souligner la continuité de l’envers et de l’endroit au point d’en réfuter le partage. Dans ce documentaire de campagne, le backstage ne diffère jamais de la scène, et les fréquentes confidences ferroviaires laissent entendre le même discours que celui déclamé en meeting. Perret ne cherche pas à surprendre son sujet dans ses moments de relâche ou à jeter un œil derrière un quelconque rideau. Il est loin de la manière dont Laurent Cibien documentait le cynisme décontracté de l’actuel premier ministre dans Édouard, mon pote de droite, construit sur le clivage entre le maire affable et le machiavélien roué. Plutôt que de démaquiller, Perret entend montrer que le fard de Mélenchon n’est pas un masque, mais une surface sur laquelle les colères se réfléchissent et s’agrègent ; il peut alors renverser le spectacle médiatique des coulisses en faisant de la logistique électorale, non l’industrie de l’enfumage, mais le laboratoire démocratique du mélenchonisme.

Dans cette logique, les stratagèmes de la campagne se confondent avec le discours qu’elle véhicule, et filmer une réunion de travail revient à imprimer un tract. Cela implique deux choses. D’abord, d’exclure du film toute scène à caractère domestique – Mélenchon n’y sort jamais de son rôle de tribun bonhomme dont les mimiques synthétisent le programme. Ensuite, d’épouser la méthode qu’il documente sans jamais s’en distancier, et de mouler la forme sur sa pédagogie ; l’œuvre est le bras filmé du discours et, comme lui, veut s’adresser à l’intelligence du cœur pour faire naître des élans réfléchis. En cela, L’Insoumis est un splendide film de propagande, dans le sens le moins péjoratif qui soit ; un film excellemment construit (voir son ouverture sur le « futur antérieur »), tout entier dévoué à l’économie des discours et cherchant avant tout à relayer un souffle (il s’achève sur un passage de flambeau). Laurent Cibien ou Yves Jeuland, qui a chroniqué quelques mois du hollandisme dans À l’Élysée, un temps de président, calaient leurs films sur la monotonie d’une gouvernance mise en pilote automatique ; eux cherchaient à prosaïser le pouvoir, Perret veut retrouver la ferveur militante et la force épique des prosopopées du peuple.

Le mélenchonisme s’y prête bien, lui qui prône une politique de l’effusion raisonnée, d’une croyance critique dans laquelle se mêlent identification au corps du tribun et adhésion stratégique au nom de l’adage énoncé au début du film, « la force va à la force ». Seul un tel mouvement combinait rigueur idéologique et charmes de l’incarnation. Le macronisme, lui, repose sur une érotique impériale greffée à l’ancien culte du dauphin royal, impropre à identifier la geste du prince et la chorégraphie d’une multitude qu’il désire muselée. De l’un à l’autre, il y a tout l’écart du tribun au maître. Ce dernier entretient pour seul affect une identification servile à une figure se donnant comme inatteignable. Macron, c’est la sublimation (le pays rajeuni et nacré) et le surmoi (la « grammaire des affaires » comme instance de la loi). Lui aussi mise sur un dosage bien pensé de la libido et de la raison, mais en leur donnant le visage de la castration (le président dispose seul du phallus et impose à tous l’austérité). Il confisque donc l’épique que Perret veut rendre au peuple par l’intermédiaire de son tribun.

Celui-ci propose un autre partage du rationnel et de l’affectif. C’est une des obsessions de L’Insoumis : redistribuer la rationalité, dénoncer l’hystérie médiatique (le passage à « C à vous ») et faire valoir la réflexion derrière ce qui passe pour de la rage. Si Macron suppose l’idéalisation, Mélenchon, d’après Perret, permet la reconnaissance bien pensée. Il oppose donc l’affect rationnel aux pulsions que le libéralisme déguise en lois. Tout le projet de L’Insoumis consiste à rabattre le bon sens du côté de la gauche, pour contester au centre le monopole de la mesure et défendre l’intelligence collective des foules enthousiastes. À terme, il s’agit moins de « dédiaboliser » – stratégie lepeniste, qui conjure un Satan fasciste – que de « dé-méphistophéliser », de contrer l’image faisant de Mélenchon le séducteur de ceux que la colère égare (voir la saison 2 de Baron noir, qui le dépeint sous les traits d’un Méphisto stalinien apportant à la gauche la pomme de discorde). Un livre en avait par avance prescrit la méthode : La raison populiste d’Ernesto Laclau, dont les travaux et ceux de sa veuve Chantal Mouffe ont servi de logiciel stratégique à la France Insoumise. Leur théorie de l’investissement affectif dans la figure d’un tribun élevé au rang de « signifiant vide » a offert aux postures de Mélenchon l’adoubement du concept. Elle semble avoir pareillement guidé la mise en scène de Perret, qui développe une esthétique populiste dans laquelle le spectacle des masses a été effacé par celui du chef qui les réverbère.

Le problème de L’Insoumis est alors d’ajuster deux corps à l’aide de trois héritages, de superposer « Jean-Luc » et « les gens » en fusionnant les âges de la gauche : celui des fiertés ouvrières et du lexique de la lutte, des démonstrations du nombre entourées de drapeaux ; celui de Solférino, avec son art des arrangements tacticiens et son réalisme de la conquête ; celui du populisme revisité, qui redore la figure du tribun en stratégisant ses fonctions transférentielles. Ces trois âges forment aussi les trois couches du film, les meetings, les réunions et les médias. L’Insoumis, plus que le portrait d’un homme, est le récit de leur synthèse. Celle-ci permet à Mélenchon d’incarner quelque chose comme le peuple, c’est-à-dire l’indéterminé par excellence. Mais, de ce fait, elle le transforme en l’un des corps politiques les plus paradoxaux de cette époque, celui d’un tribun démissionnaire pris entre sa promesse d’effacement (l’horizontalité gauchiste de la future République) et sa fonction cristallisatrice (la verticalité gaulliste de la campagne électorale). On ne peut donc pas le filmer comme on filmerait Fillon ou Hamon. Eux aussi ont leurs ovations et leurs apartés, mais il manque à leur corps cette double nature qui fait de Mélenchon un écran et un relais, une chair spirituelle qu’on ne peut rendre que sous les espèces de l’icône et non, comme eux, du gisant (là encore, il partage cette destinée figurative avec Macron, sinon que l’un penche vers le style « Pantocrator » et l’autre vers le « Salvator Mundi »).

L’Insoumis n’a bien sûr rien de religieux, et ce n’est qu’à peine un film de dévotion. Seulement, son vœu de rétablir la croyance le force à abolir toute distance. Il y a du courage à refuser les facilités du regard lointain, mais il se paie d’une absence de tout hors-champ. Perret ne sort jamais de l’orbite de son sujet et s’interdit de visiter ce peuple dont il suit l’émissaire putatif. Son esthétique populiste n’admet que des échantillons allégoriques, comme ce docker qui vient offrir au tribun son casque de chantier ou les contrôleurs qui cèdent à l’appel du selfie. Ses limites sont donc identiques à celles des théorèmes du populisme. Dans sa recension du livre de Laclau, Pierre Zaoui avait déploré que les victoires qu’il promettait impliquent de ramener le philosophe au rang de conseiller du prince, au risque qu’il y perde sa substance propre – la critique. Un sort semblable attend le cinéaste narrant la geste du tribun du peuple : il fait de son film un auxiliaire autant qu’un documentaire. Rien ne dit que, au vu des circonstances, cela ne soit pas souhaitable. En revanche, il est certain que le genre y abandonne ce qui avait défini son propre, un art de l’écart[11] [11] Voir également les deux entretiens réalisés avec Gilles Perret : “Conséquences locales, désordre global” (2013) et “Pour un cinéma social incarné” (2016). .

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L'Insoumis, un film de Gilles Perret, avec Jean-Luc Mélenchon, le peuple et la ploutocratie.

Durée : 95min.

Sortie : 21 février 2018.