Johanna Vaude

Fragments de pensées pour une libre créativité

par ,
le 17 mars 2013

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Parler de ma pratique n’est pas une chose aisée. Je le fais pourtant souvent, lors de projections, ce qui me donne parfois l’impression de me répéter. Je vais donc essayer ici de dégager d’autres réflexions, même si je suis obligée d’en réitérer certaines.

On a vite identifié mes films au genre “hybride”, car j’utilisais différentes techniques du cinéma expérimental (peinture sur pellicule, montage caméra, image par image…), que j’ai très vite mélangées aux nouvelles technologies (images de synthèses, modélisation 3D, montage virtuel…). Ce processus n’a jamais été prémédité de ma part mais, travaillant avec très peu de moyens, j’ai utilisé toutes les possibilités pour mettre en images ce que je souhaitais donner à voir. Je voulais partager en images et en sons des visions personnelles qui me semblaient manquantes. Des idées, des propositions qui me semblaient en suspens.

On a souvent vu aussi dans mes films la pratique du found footage, qui consiste à récupérer des images préexistantes et à les détourner de leur sens initial. Je n’avais pas, à la base, une volonté de faire du found footage. Dans L’œil sauvage par exemple, toutes les images sont originales, je les ai construites et tournées moi-même. C’est également en partie le cas pour Notre Icare, dans lequel j’ai filmé et fabriqué mes images – sauf dans la première partie, où j’ai introduit de courts extraits provenant de cassettes VHS et exhibant la violence du monde.

C’est à partir de mon film Totalité que j’ai refilmé des images fixes de l’histoire de l’art, car j’abordais précisément le thème de la Totalité et de l’humanisme présents à l’époque de la Renaissance. J’ai décidé, par le truchement de ces anciens symboles, de les animer et de les connecter entre eux afin de faire rejaillir certaines notions de l’histoire de l’art auxquelles je suis très sensible : comprendre l’univers qui nous entoure et la place de l’être humain à travers la recherche artistique, philosophique et scientifique.

Plus tard, j’ai récupéré des images de films existants, car je voulais faire un film sur le thème du samouraï. N’ayant pas, faute de moyens, de samouraï sous la main, j’ai décidé de chercher ce que j’imaginais au sein même des films de sabre préexistants, que je connaissais d’ailleurs très peu. J’ai donc recadré à l’intérieur même des scènes et recréé des mouvements à l’aide de ma caméra super 8. Puis, au moment du montage, souhaitant me rapprocher de l’extrême précision de l’art du samouraï, j’ai décidé de refilmer mon film super 8 avec une caméra numérique afin de l’intégrer à l’ordinateur. J’ai donc pu, par le logiciel de montage virtuel, affiner les coupes de mon montage caméra. Par contre, puisque mon film était maintenant dématérialisé, je ne pouvais plus peindre sur la pellicule tel que je le faisais habituellement, et tel je l’avais prévu. Face à cette impasse, j’ai décidé de détourner le logiciel de montage et d’utiliser mes rushs d’une autre façon : je les ai déformés, colorisés avec des teintes comme s’ils étaient une matière malléable et que le logiciel de montage était mon pinceau virtuel. Ce qui à la base n’est, bien entendu, pas conçu pour cela.

C’est à partir de Samouraï que j’ai transféré mes films dans l’ordinateur, alors qu’auparavant je refilmais mes vidéos en pellicule super 8. C’est dans Exploration que je suis allée, à force d’expérimenter les associations visuelles entre argentique et numérique, au plus loin des allers-retours entre ces deux supports. Je filmais des images provenant de documentaires scientifiques en super 8, je re-filmais le super 8 en numérique, puis je gardais mon film super 8 et j’effaçais les images originales en peignant sur la pellicule, que je refilmais à nouveau en numérique. J’avais donc deux versions des images filmées. J’introduisais aussi des éléments que j’avais filmés moi-même dans la nature ou des expériences chimiques que je faisais dans des bocaux afin d’obtenir certaines matières en ébullition. Ensuite je récupérais des images de synthèses que je retravaillais totalement.

Ceci est un bref aperçu de mes expérimentations techniques, et il serait trop long de m’aventurer à décrire chaque procédé de films. Ce qui est intéressant, c’est que tous les chemins techniques sont possibles lorsqu’on souhaite rendre visibles des images qui portent en elles des contenus. L’idée de projeter aux autres ce qui nous anime, ce qu’on entend et ce qu’on voit, a toujours été ma principale motivation. Le cinéma permet véritablement de partager avec plusieurs personnes, à un moment donné, des pensées et des propositions. C’est un rêve collectif, un voyage dans un autre monde, un regard sur les réalités, ou le pouvoir de ressusciter des connaissances oubliées. Voilà donc les motivations qui m’ont poussée à faire des films par moi-même. Je n’ai pas forcément voulu faire du cinéma expérimental contre un système, puisque cela implique toujours d’instaurer un autre système.

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Ma théorie pourrait être l’hybridation : “greffe, fusion, hérédité“. Certains me demandent si je fais mes films en pensant de cette manière. Or, il ne faut surtout pas faire ainsi ! L’hybridation est juste une lecture sur les techniques de films. Si vous vous mettez à faire des films de cette façon, la technique primera et le film ne sera qu’un essai visuel qui cherchera à reproduire une théorie.

Au contraire, je veux plutôt faire des films pour proposer autre chose, découvrir et faire découvrir qu’il est possible d’inventer et de créer par ses propres moyens, sans demander de permission. N’attendez pas qu’on vous donne le droit, donnez vous la liberté de faire, de découvrir, d’essayer, de chercher, sans avoir peur non plus de vous tromper. Ce qu’il est important de comprendre, c’est que je n’ai jamais voulu développer des techniques : c’est toujours le sujet du film qui dirige le résultat visuel. À l’inverse, si je vois ou trouve une expérimentation visuelle intéressante, je vais m’employer à l’utiliser dans un but bien précis, à lui insuffler une direction.

Depuis deux ans maintenant, je réalise des cartes blanches pour Blow up, l’émission de cinéma sur arte.tv. J’adore faire des films pour Blow up, d’une part parce que j’ai une grande liberté d’expression, mais aussi parce que cela bouscule encore ma façon de créer. Je dois cette fois-ci intégrer la notion de citation du cinéma de façon très consciente.

Je suis aussi face à une nouvelle technique : la diffusion sur Internet. Cela change ma façon de concevoir mes films, car je dois anticiper la restitution des images faite sur le web, ce moyen de diffusion n’étant pas encore suffisamment développé pour traduire des images trop complexes ou trop rapides. Ceci m’a donc conduit à réaliser des vidéos sur un rythme plus lent ou, si j’utilise un montage rapide, à ne pas trop surcharger l’image. En outre, la diffusion même de la vidéo s’en trouve chamboulée : on ne sait plus qui va découvrir le film et comment il va circuler.

Dans mes vidéos pour Blow up, je ne mélange plus différents supports de cinéma. La pellicule est numérisée, je ne la manipule plus, elle est sous sa forme héréditaire[11] [11] Sur cette notion, voir l’article déjà donné en lien « Greffe, fusion, hérédité » : « En vertu du principe si puissant de l’hérédité, toute variété objet de la sélection tendra à propager sa nouvelle forme modifiée » (Darwin, L’Origine des espèces, 1859). Les films « héréditaires » sont conçus uniquement en numérique. L’argentique a disparu dans sa manipulation physique, il n’y en a plus de trace, sauf « génétique ». On peut voir, dans certaines créations vidéo numériques, les signes de pratiques antérieures et propres à la pellicule, reconstituées, refabriquées par des logiciels ou par des gestes habituels, mais avec des outils différents. Ces interventions constituent soit le signe d’une tradition et de la transmission d’une pratique du cinéma expérimental, soit au contraire une intuition, une évidence car certains cinéastes, sans connaître particulièrement le cinéma expérimental, vont naturellement procéder à une pratique artisanale déjà éprouvée. « Le procréé peut fort bien être différent de l’un et de l’autre des géniteurs […] les géniteurs ne transmettent pas ce qu’ils sont, mais la moitié des facteurs qu’ils avaient reçus. […] Le résultat obtenu est unique, le nombre des possibles est immense » (Jacquard, Les Hommes et leurs gènes, 1994).” (NDLR) . Mais mes films restent hybrides dans leur esprit, c’est-à-dire que ma pratique n’est jamais soumise à un système de confection. Je veux garder cette liberté de faire, de ne pas être contrainte par une technique, mais de plier cette dernière à mes exigences. Je le répète encore ici, la technique n’est qu’un moyen pour mettre en forme et en mouvement une pensée. C’est ce qui primera toujours dans mes créations. C’est pour cette raison aussi que j’ai développée une devise pour ma pratique qui est : “No limits for vision“. Rien ne doit entraver la vision, que ce soient les moyens ou la technique.

Tout le monde peut apprendre une technique. Encore plus aujourd’hui depuis l’arrivée du numérique. L’outil se démocratise, des tutoriels gratuits sur Internet permettent d’apprendre par soi-même. Les techniques sont une chose que tout le monde peut s’approprier.

Par contre, le langage, l’expression de ce qu’on veut donner à voir est une autre étape. Imaginez-vous que j’ai considéré chaque technique provenant du cinéma expérimental, de l’animation, des nouvelles technologies, etc. comme si chacune d’elle était une lettre de l’alphabet. Je les ai donc réunies afin de former un langage, de les conjuguer, les décliner, trouver leur rythme de ponctuations. C’est aussi de cette façon que je peux me donner la liberté de changer de sujet à chaque film et changer sa forme, son apparence.

On peut apprendre des choses en lisant certains livres, en se cultivant, en observant la façon dont sont faites les œuvres, mais ce n’est pas suffisant. Ce n’est pas uniquement cela qui va développer un langage personnel. Il faut avant tout chercher en soi tout en cherchant dans le monde, penser de façon indépendante même si cela peut déplaire. Prendre d’autres chemins que ceux qui nous sont déjà énoncés, s’affranchir du passé, sans oublier d’en extraire le meilleur. C’est peut-être ça, désobéir…

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Les images sont extraites des films de Johanna Vaude : L'oeil sauvage (1998) / Totalité remix (2005) / I turn home, carte blanche consacrée à Stanley Kubrick (2011).