Godzilla 2 : King of the Monsters, Michael Dougherty

Hollywood Ending

par ,
le 18 juin 2019

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1. Jeudi 13 juin dernier, Libération choisissait de publier, pour une raison qu’on ignore encore, une tribune de Johann Chapoutot intitulée “Le soft power des séries télé“. Tout en s’étonnant que Gladiator ait déjà 20 ans, l’historien y défendait l’idée d’une pérennité de la paresse intellectuelle outre-atlantique, sans malheureusement citer d’autres exemples que le péplum majeur de Ridley Scott. “Types bien définis, intrigues lisibles, voire transparentes, et emprunts, voire copiés-collés et plagiats, constants“, annonçait-il, sont le lot des productions américaines. Ce n’était pas tout évidemment :”le stéréotype américain est l’individu […] le héros est d’abord le sculpteur de lui-même et le bienfaiteur des siens“, opposé par là aux auteurs grecs et romains chez qui “l’idéal […] est la cité et sa prospérité” – ce qui ne manque pas d’ironie dans la mesure où le seul exemple cité, Gladiator, ne parle que de cela ; et où Avengers Endgame, l’un des plus gros succès de l’histoire hollywoodienne, repose sur l’arc narratif d’un grand égoïste ayant appris à se sacrifier au nom de l’humanité, Tony Stark. Mais tant pis pour le caractère fortement discutable des propos de cette tribune : ce qui compte est l’analogie, posée comme une évidence, entre séries et cinéma, entre Netflix et Hollywood. Le titre axe le papier sur les séries “télé”, mais n’en parle pas, focalisé sur la description d’une pseudo-maladie rampante outre-atlantique depuis plus de vingt ans déjà. Si Hollywood est effectivement malade aujourd’hui, cette maladie ne date pourtant pas de l’an 2000, et ne tient pas au vague individualisme nationaliste de droite pointé par Chapoutot, qui serait celui des héros antiques en moins bien. Et si Hollywood est malade, ce n’est certainement pas le cas de Netflix. Le problème ne tient pas aux “plagiats constants” – comme si l’art avait jamais fonctionné autrement –, il tient au fait que les films, et je ne parle pas des “Netflix originals” mais bien des suites, des reboots, des remakes, des prequels, qui sortent en salles, sont devenus terriblement mauvais. Non, cela n’a pas toujours été le cas.

2. Symptôme et cas d’école, Godzilla 2 est un désastre, pris indépendamment comme comparé à son prédécesseur que l’on avait découvert, en 2014, enveloppé dans la pompe euphorique des cuivres du compositeur Alexandre Desplat, les volutes de poussière et les variations de lumière ciselées du réalisateur Gareth Edwards. Plus rien ne subsiste entre les mains gourdes de Bear McCreary et Michael Dougherty qu’une rétrogradation identique à celle qui concerna Pacific Rim avec sa suite, Pacific Rim Uprising (Steven S. DeKnight, 2018). Un an avant Gareth Edwards, Guillermo Del Toro avait su transformer, à grand renfort d’effets spéciaux soignés, l’argument de série Z des films de kaijus – monstres géants, mégalopoles détruites – en blockbuster intéressant ; un an après Steven S. DeKnight, Michael Dougherty s’est contenté de gaver ses ordinateurs de dollars pour leur faire cracher les images. Hollywood, aujourd’hui, en est là (pas Netflix !) : il n’y a plus personne pour s’occuper des plans. Les films s’arc-boutent sur la renommée de propriétés intellectuelles, le souvenir lointain de blockbusters auteurisants miraculeusement réussis, et des bandes-annonces mieux montées que les longs-métrages qu’elles vantent. Celle de Godzilla 2, qui montrait les ailes de la mite géante Mothra s’ouvrir derrière une cascade bleutée sur fond de Clair de Lune de Debussy, laissait rêver à une apocalypse embaumée dans l’émerveillement des victimes face à leurs bourreaux titanesques ; le même plan, dans le film, se contente de trois coups de violons à peine audibles et d’une banalité à pleurer.

3. Plus personne pour s’occuper des plans : seuls comptent les personnages. Les images ne suffisent plus, parce que les effets spéciaux n’impressionnent plus personne. Peu avant leur banalisation, autour de 2015, on se disait qu’il allait falloir des génies pour faire à nouveau des trucages l’intérêt des films à venir. A quelques exceptions près (Gravity, Le Livre de la Jungle, Blade Runner 2049), ces génies ne sont pas arrivés : scénaristes et autres showrunners ont juste repris la main. Pendant une vingtaine d’années, dans le sillage de Terminator 2 et Jurassic Park, le cinéma retrouva ses origines foraines. On allait voir les films pour regarder de nouveaux tours de magie, se demander comment “ils” avaient fait. L’attrait technologique prima longtemps – ce qui n’empêcha pas les scénaristes de faire leur boulot – puis James Cameron, qui avait ouvert cette ère de curiosité technique, vint la refermer en ouvrant la boîte de Pandore d’Avatar, et la trilogie du Hobbit, de Peter Jackson (2012 – 2014) fut la première occurrence criante de la dévaluation à venir. C’est que Pandora, la bien-nommée, était cette planète numérique signifiant que tout, dans un film, pourrait désormais être à la fois synthétique et photoréaliste, des acteurs aux décors. Dix ans plus tard, ce photoréalisme a été dévoyé. Tout étant possible, il n’est plus la peine d’aller au cinéma comme on va au spectacle : on y va plutôt comme au théâtre, regarder la nouvelle représentation d’une troupe. La mode des univers partagés est la conséquence du devenir-série des films, qu’on ne va plus voir que pour retrouver du beau monde. Disney comme Netflix peuvent faire l’économie du spectacle : le premier parce que ses personnages sont déjà célèbres, le second parce que sur petit écran, les exigences ne sont pas les mêmes. Dans les salles, les films privilégiant leur mise en scène passent désormais pour des actions de guérilla dans l’empire des personnages : au point où nous en sommes, Ridley Scott, Chris Nolan, M. Night Shyamalan ou même Matt Reeves font office d’outsiders.

4. 2019 est dominé par le succès disproportionné d’Avengers 4 (2,7 milliards de dollars au 18 juin). Il est signé par les frères Russo, deux fantômes dont on crut un moment que leur style se rapprochait de celui de Michael Mann (Captain America : Winter Soldier, 2014), avant de ne plus en parler du tout. Au début de la nouvelle ère d’adaptation des comics, au début des années 2000, Ang Lee faisait de la contrainte de la case le moyen d’exacerber l’exigence du cadrage, à tel point que les plans de Hulk devenaient des dominos s’emboîtant par fondus enchaînés, ou en mosaïques. Vingt ans plus tard, le pulp cinema n’a conservé de son aïeul de papier que la plasticité totale. Après s’être imposé quelques contraintes (à l’époque d’Indiana Jones 4, en 2008, il restait un préposé au taux de réel dans les plans truqués), Hollywood est tombé malade de sa toute-puissance démiurgique, et Godzilla 2 s’écrase contre le même écueil que les films associés aux sagas Star Wars, Men In Black, X-Men ou Harry Potter. C’est simple : l’imaginaire cinématographique de ces vingt dernières années est en train de moisir. Les images de synthèse, produites à la chaîne avec la facilité de scènes de salon dans les anciennes séries AB de TF1, ne disent plus que l’argent, la facilité, et n’inspirent plus la sympathie des faux caméramans tremblants de Del Toro, Snyder ou Edwards. Si le public de la saga rebootée Jurassic World réclame aujourd’hui des robots pour incarner les dinosaures, et pas seulement des images de synthèse, ce n’est plus seulement par nostalgie ou purisme obtus. La matière est la preuve que les cinéastes se sont donné du mal, et la chose a d’autant plus d’importance à l’époque où le public ressent diffusément que tourner un blockbuster n’a jamais demandé aussi peu d’efforts – sinon comment pourrait-il en sortir autant ? Fainéantise ultime, aucun de ces films ne cherche plus à devancer le spectateur, mais simplement à l’accompagner, à lui donner ce pour quoi il a payé. Godzilla 2 est à ce titre d’une monotonie étourdissante, terrifié à l’idée de s’éloigner d’un iota de son cahier des charges consistant à faire rugir des monstres sur des immeubles effondrés.

5. Washington est rasée, tout le monde s’en moque : deux plans font l’affaire, à peine un jingle. Le monde est vide, mais les salles sont pleines alors on fait comme si de rien n’était. On cherche le nom de ceux qui pourraient encore redonner vie aux images de synthèse, peaux mortes scotchées sur des récits standardisés. David Fincher devait réaliser 20 000 Lieues sous les mers mais le projet est tombé à l’eau ; Gore Verbinski s’est fait déposséder de sa belle trilogie Pirates des Caraïbes, réalisée entre 2003 et 2007 (les épisodes 4 & 5, immenses succès, sont irregardables). Côté mexicain, Del Toro s’est dévitalisé, mais Iñarritu et Cuaròn laissent encore croire à un cinéma spectaculaire et habité. Pendant un bon quart de siècle, les films de Steven Spielberg donnèrent le “la” à l’industrie, fixant la barre très haut ; mais Spielberg n’est plus César, et Ready Player One est sa bataille d’Alésia. On se prend à attendre le retour d’auteurs comme des messies, de Francis Ford Coppola, qui promet un grand projet hollywoodien depuis des années ; de James Cameron – Avatar 2, programmé pour 2021, devrait être le fruit de dix années de création technologique et d’écriture à l’abri des exécutifs de Disney, qui détiennent pourtant la franchise. Il fut un temps où le cinéma hollywoodien était heureux d’exister ; aujourd’hui il paraît vide, triste, bouffi et honteux de ne pas être Netflix. Les personnages rament seuls au milieu d’extensions numériques aussi factices que les décors en carton pâte des films précédant la révolution des années 1990 : les films coûtent cher mais semblent radins. Pour une exception dont on peut éventuellement défendre qu’elle est un peu plus exigeante que le tout-venant – récemment, Captain Marvel –, cinq autres viennent alimenter le poncif d’Hollywood entremetteuse industrielle d’auteurs vénaux. D’ici le changement de paradigme, il faudrait que Cameron ou Coppola rapportent autant qu’Avengers 4 ou Aladdin (celui de Guy Ritchie, avec Will Smith). Le 2 octobre prochain sortira le seul autre blockbuster de l’année où il ne sera pas juste question d’aller prendre le pouls d’une vieille propriété intellectuelle : Gemini Man, d’Ang Lee, avec Will Smith également. Il n’a pas le droit à l’erreur.

Godzilla 2 : King of the Monsters, un film de Michael Dougherty, avec Kyle Chandler (Mark Russell), Vera Farmiga (Dr Emma Russell), Ken Watanabe (Dr Ishiro Serizawa), Sally Hawkins (Dr Vivienne Graham), Millie Bobby Brown (Madison Russell), Bradley Whitford (Dr Stanton).

Scénario : Max Borenstein, Michael Dougherty et Zach Shields, d'après Godzilla, Mothra, Rodan et King Ghidorah, créés par Tomoyuki Tanaka et Tōhō / Direction artistique : Richard L. Johnson / Photographie : Lawrence Sher / Montage : Roger Barton / Musique : Bear McCreary

Durée : 132 mn

Sortie : 29 mai 2019