Figurer la guerre civile libanaise

Le cinéma de Jocelyne Saab

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le 28 mars 2016

Le 13 avril 1975 marque le début de la guerre civile qui déchira le Liban pendant plus de quinze ans. Ce jour-là, une église maronite était inaugurée dans le quartier d’Ain el-Remmaneh, à Beyrouth, en présence de Pierre Gemayel et de sa milice armée, regroupée sous le parti des Phalanges chrétiennes. En représailles à des tirs d’origine inconnue, les miliciens ouvrirent le feu sur le bus qui transportait un groupe de Palestiniens rentrant par la même rue d’un mariage célébré dans le camp de Sabra. Vingt-sept d’entre eux périrent.

En 1975, Jocelyne Saab, jeune journaliste libanaise, travaillait à Paris. Pour France 3, elle couvrait depuis 1973 les nombreux conflits qui déchiraient alors la région, de l’Irak au Sinaï, de la Libye aux camps de résistance palestinienne au Sud du Liban et en Syrie. Elle avait déjà tenté de profiter de ses voyages dans la région pour donner une voix à cette présence palestinienne étouffée : en 1973, elle avait proposé à la télévision un documentaire intitulé Les Femmes palestiniennes. Il fut rejeté avec dédain. C’est ainsi qu’elle décida, en 1975, de partir au Liban en indépendante. À partir de cette date, et jusqu’à bien après la fin de la guerre, Jocelyne Saab réinventa ses méthodes de tournage et de montage, et refonda la conception de la voix-off documentaire. Elle est un pilier de ce qu’on appelle aujourd’hui le « Nouveau Cinéma Libanais »[11] [11] Ghada Sayegh, « Penser et figurer la guerre comme rupture, Jocelyne Saab et le Nouveau cinéma libanais (1975-1990) », in La Furia Umana, n°7, 2014, p.264-276. . Elle filmait la violence qui déchirait de plus en plus la société civile libanaise. En 1982, elle était encore là pour documenter le siège de Beyrouth par l’armée israélienne. Elle faisait des images au petit matin, entre six et dix heures, lorsque les miliciens se reposaient des combats de la nuit[22] [22] Ainsi qu’elle l’explique dans la voix-off de Beyrouth, jamais plus (1976). . Par-delà l’information, elle offrait son expérience, et une certaine vision de l’histoire déchirante qui était en train de s’écrire.

Les dissensions qui ont opposé les différentes communautés libanaises durant la guerre civile n’ont jamais permis le consensus historique. Malgré les accords de Taëf qui, au début des années 1990, ont imposé la paix entre les confessions, il n’existe pas encore d’histoire unifiée au-delà de 1945. Le rapport à la mémoire est encore très problématique, et les témoignages de la guerre souvent contradictoires. Parler de la guerre civile au Liban amène ainsi à soulever le problème de sa dénomination : les termes varient à l’envi, tant dans l’échelle attribuée (« événements », « guerres », « rounds ») que dans la responsabilité assumée dans le conflit (« la guerre des autres », « la guerre de tous contre tous »). La difficulté manifeste à nommer la période 1975-1990 ne fait que traduire une incapacité à cerner tous les aspects d’une guerre qui, en quinze ans, a revêtu des formes très différentes.

Face à une telle impasse, que peut le cinéma ? S’intéresser au travail de Jocelyne Saab, qui à travers reportages, essais documentaires ou films de fiction, a couvert les quinze années de la guerre civile libanaise, permet de questionner la pertinence de l’analyse filmique pour une écriture de la « mémoire historique ». Sa large filmographie propose une poétique historique du désastre, vécu de l’intérieur par une cinéaste armée d’un solide bagage politique sur les enjeux qui sous-tendent les conflits. Suivre son parcours permet désormais, avec le recul dont nous bénéficions aujourd’hui, de nous aider à penser la complexité de ces séries de conflits qui marquent encore profondément un peuple libanais en mal de mémoire[33] [33] La plupart de ses films sont désormais disponibles en VOD sur la plateforme Viméo. .

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Les débuts de la guerre : une nécessité de témoigner (Le Liban dans la tourmente (1975) ; Les Enfants de la guerre (1975))

Difficile, dans un conflit comme celui qui a enflammé le Liban, de ne pas prendre parti. On évalue assez vite la ligne politique de Jocelyne Saab : de confession chrétienne, c’est toutefois pour les Palestiniens qu’elle s’engage. Benoît Denis souligne dans Littérature et engagement[44] [44] Benoît Denis, Littérature et engagement, Paris, éditions du Seuil, 2000. qu’un artiste engagé n’est généralement affilié à aucun mouvement, et ne se fait le porte-parole d’aucune doctrine politique : en cela, Jocelyne Saab répond par ses films à ces exigences, cherchant davantage à mettre en lumière la complexité de la situation politique que de se lancer, elle aussi, dans une bataille aveugle. Elle semble ainsi avoir saisi toute la force de ce qu’Emmanuel Barot traduit par la formule : « filmer le politique, c’est nécessairement politiser le film »[55] [55] Emmanuel Barot, Camera politica. Dialectique du réalisme dans le cinéma militant, Paris, Vrin, 2009, p.24. .

L’incident du 13 avril 1975 fut l’aboutissement des tensions qui électrisaient le Liban depuis 1973. Parmi les premiers films de Jocelyne Saab, Le Front du Refus (1974), évoquait déjà l’inquiétude suscitée par l’exil des Palestiniens dans la région : il s’agit du tout premier reportage réalisé sur les groupes de commandos-suicides en lutte contre Israël, cachés à la frontière syrienne. Dans un reportage sensible et critique, davantage attaché aux corps des jeunes révoltés qu’à leur désir de mort pour la Palestine, Jocelyne Saab saisit ce qui préoccupe les composantes notamment chrétiennes de la société libanaise : les Palestiniens sont bien décidés à résister, et le Sud du Liban qui les a recueillis est devenu le terrain préparatoire d’un véritable champ de bataille. Ceux qui rejettent la présence palestinienne craignent la création d’un État dans l’État, et par conséquent une intervention israélienne sur le territoire libanais. L’escalade de violence qui suivit immédiatement la fusillade du bus de Palestiniens le 13 avril 1975 était le produit d’une anxiété latente depuis le début des années 1970.

C’est cette progression de la peur et de la haine que Jocelyne Saab a essayé de comprendre. Réalisé avec le journaliste Jörg Stocklin, Le Liban dans la tourmente (1975) est le premier témoignage cinématographique réalisé sur la guerre du Liban. Témoignage important, qui s’attache à retracer scrupuleusement les origines du conflit : sa caméra à la main, les réalisateurs parcourent le pays et interroge à tour de rôle les responsables des partis politiques alors présents sur la scène libanaise, avec cette question : pourquoi êtes-vous armés ?

Le Liban dans la tourmente dépeint le triste portrait d’une société qui part à la guerre en chantant. La distance et la dérision qui rythment le film permettent à la cinéaste de dresser un bilan politique d’une rigueur remarquable. La bonne bourgeoisie libanaise festoie lors de cocktails indécents où l’on retrouve les riches et les puissants barbouillés de crème au sucre, tandis que, loin du discours xénophobe de Pierre Gemayel (fondateur des Phalanges chrétiennes) sur la criminalité supposée des réfugiés palestiniens dans les camps avoisinants de Sabra ou de Tell el-Zaatar, de jeunes enfants laissent rayonner leur joie de vivre et leur bonté. L’image permet de prendre du recul vis-à-vis des discours politiques incitant à la haine, prononcés par de riches dirigeants filmés en plan large, écrasés de solitude et rapetissés par l’espace qui éloigne leur parole de tout soutien possible de la part du spectateur.

Ce film, censuré au Liban, sortit en salle en France. Il s’adressait d’ailleurs tout autant aux Français qu’aux Libanais, comme l’explique la cinéaste elle-même dans une interview donnée la revue Écran 76 :

Il s’agissait pour nous de répondre aux interprétations sommaires qui étaient données dans la presse écrite et télévisée des événements du Liban. L’exaltation ici et là en Occident de la « guerre sainte » que se seraient livrés Chrétiens et Musulmans libanais nous semblait participer d’une vision partielle et partiale des choses. Dans les mass-médias français, notamment, tout se passait comme si la « question libanaise » se fût résumée en la survie des « Chrétiens d’Orient » face aux hordes palestiniennes et arabes (cette optique étant bien entendu empruntée à l’extrême-droite libanaise). Il s’agissait donc pour nous, en premier lieu, de faire de ce film (à l’origine un simple reportage destiné aux télévisions européennes) une entreprise de démystification. En restituant les multiples facettes de la réalité libanaise en même temps que la complexité des problèmes institutionnels qui se posent au pays[66] [66] Guy Hennebelle, « Entretien avec Jocelyne Saab et Jorg Stocklin », Écran 76, 15 janvier 1976, n°43. .

Informatif et critique, Le Liban dans la tourmente est marqué par l’absurdité des contradictions qui préparent l’intolérance et les conflits. Ce spectre de l’absurde hante également un document comme Les Enfants de la Guerre (1976). Réalisé après le massacre des musulmans du quartier de la Quarantaine par les principales milices chrétiennes, il provoqua une onde de choc, et la cinéaste fut personnellement menacée. Ce massacre marque une première charnière dans le déroulement des événements, notamment dans les affrontements qui opposent les milices chrétiennes aux forces musulmanes et de gauche qui soutiennent les Palestiniens à partir de 1976. Bien qu’il se situe à l’Est de Beyrouth, dans une aire peuplée majoritairement de chrétiens, le quartier de la Quarantaine était occupé principalement par des réfugiés palestiniens et par des musulmans défavorisés. Le 18 janvier 1976, les milices chrétiennes du Front Libanais, des Phalangistes, des Gardiens des Cèdres, des Tigres et du Mouvement de la Jeunesse Libanaise ont envahi et attaqué les résidents, faisant plus de 1500 morts. Informés, de nombreux journalistes étaient présents. Mais, pleinement consciente du problème éthique que la guerre introduit dans l’image, Jocelyne Saab refusa de filmer le massacre. Elle ne se rendit sur les lieux que le lendemain, partant à la rencontre des enfants épargnés, désormais orphelins et réfugiés dans les décombres. Animés d’une énergie qui semble inépuisable, les jeunes rescapés n’ont à leur portée qu’un seul jeu : la reconstitution de la guerre. Armés de morceaux de bois, ils jouent à tour de rôle les bourreaux et les victimes, les corps sans vie et les tyrans. Dans la suite du reportage, on découvre que la plupart de ces enfants seront récupérés par les milices, et qu’à huit ou dix ans, ils seront envoyés sur le front pour venger leurs parents devenus martyrs. Au-delà de la violence et de l’injustice d’un combat, on mesure alors le traumatisme que peut provoquer la guerre. Saab se libère en même temps de l’esthétique du reportage de guerre, qui comporte une part d’« obscénité ontologique »[77] [77] Habib André, « L’épreuve de la mort au cinéma », Hors Champ, 2002. . De fait, la guerre envoûte, fascine :

La guerre ne peut se détacher du spectacle magique parce que la production de ce spectacle est son but même : abattre l’adversaire c’est moins le capturer que le captiver, c’est lui infliger, avant la mort, l’épouvante de la mort.[88] [88] Virilo Paul, Guerre et cinéma I, Logistique de la perception, Paris, Cahiers du cinéma, Editions de l’Etoile, 1984 p.7.

Dans une logique mass-médiatique du reportage de guerre, il ne s’agit plus tant d’informer que de proposer un spectacle, davantage soumis aux attentes d’une audience qu’à une sérieuse exigence de vérité ; le cinéma de Jocelyne Saab, au contraire, revient à une conception éthique du film capable de dépasser cette alternative aporétique du « c’est tout vu » et du « il n’y a rien à voir »[99] [99] Voir Didi-Huberman Georges, Remontages du temps subi, L’œil de l’Histoire, 2, Paris, Minuit, 2010, p.128. , afin de redonner au spectateur l’opportunité de se construire une mémoire des événements. Filmer ces enfants fait partie d’un processus de déconstruction de l’image du désastre : la source du cinéma de Jocelyne Saab n’est pas la mort, mais ce qui demeure animé malgré les ruines et la destruction.

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Le désastre de la fragmentation de Beyrouth et du Liban (Beyrouth, jamais plus (1976) ; Lettre de Beyrouth (1978))

Si les heurts se trouvent d’abord localisés dans la banlieue Nord-Est de Beyrouth, ils ne tardent pas à gagner le cœur de la capitale, que ce soit dans les vieux souks ou dans la zone dite des « grands hôtels ». Dès 1976, la ville est coupée en deux : « Beyrouth Ouest » est à majorité musulmane ; « Beyrouth Est » à majorité chrétienne. La rupture et le traumatisme imposés aux Libanais par une telle fragmentation trouve son écho dans le cinéma de Jocelyne Saab. Beyrouth, jamais plus (1976) prolonge en effet sur le plan cinématographique la fracture historique. Les images de Jocelyne Saab, parcourant les murs du centre-ville détruit, ne ciblent plus tant l’immédiateté, l’information, ou une prétendue objectivité : elles explorent un langage qui éprouve le réel, et traduisent les émotions d’une cinéaste qui s’exprime à cœur ouvert. Le film déjoue toutes les procédures narratives imposées par la télévision. Saab n’interroge plus les responsables politiques par lesquels tout est advenu, mais confie ses images au commentaire de la poétesse Etel Adnan. Les images sont prenantes, inquiétantes, tremblantes ; le discours qui rythme un montage d’une poésie inédite ne présente plus un commentaire « rationnel » mais correspond à l’expression d’une expérience vécue. Saab filme des jeunes pilleurs, qui font des objets d’un luxe devenu inutile les instruments de jeux dont ils sont les rois. Au cœur de la destruction, les rapports sont renversés.

Beyrouth, jamais plus est une course contre le temps. La cinéaste enregistre ce qui disparaît avec la curiosité et l’amour d’une femme qui tente d’y retrouver son enfance. La ruine alors n’apparait pas simplement comme figure de ce qui n’a plus de fonctionnalité ; elle symbolise l’état du pays et de son identité à ce moment précis de la guerre. « La sphère du visible a cessé d’être tout entière disponible : il y a des absences et des trous, des creux nécessaires et des pleins superflus, des images à jamais manquantes et des regards pour toujours défaillants »[1010] [1010] Serge Daney, « Le travelling de Kapo », in Trafic n°4, Paris, automne 1992, p.11. , écrivait Serge Daney au sujet de l’Holocauste. Dans le film de Jocelyne Saab, les « pleins superflus » se succèdent et s’enchaînent au vide laissé par le désastre ; les motifs géométriques fracturés se multiplient : fenêtres éclatées, morceaux de verre reflétant les rayons de lumière « comme autant de petits soleils »[1111] [1111] Voix-off de Beyrouth, jamais plus (1976), texte d’Etel Adnan. , éclats de béton, de pierre, de bois jonchant le sol dans un désordre rendu harmonieux par la poétique des images de Saab. Le problème du Liban tout entier est saisi en quelques plans.

Les batailles font rage durant plusieurs mois. Malgré une impression d’apaisement en 1976, les alliances politiques sont loin d’être figées, et la guerre n’en est encore qu’à son commencement. L’assassinat de Kamal Joumblatt, chef du parti socialiste progressiste, provoque un retournement de situation et de nouveaux combats, entre chrétiens et Syriens, éclatent en 1978. L’impact sur la ville est immédiat.

Forte de la conviction que le cinéma peut non seulement raconter, mais aussi provoquer l’histoire, Saab travaille à une tentative de retour à la normalité dans Lettre de Beyrouth (1978), où elle remet clandestinement un bus en fonctionnement. Niant ainsi les ordres des autorités, qui avaient, pour des raisons de sécurité, stoppé la circulation des véhicules de transport public, elle relance dans les rues de Beyrouth une ligne de bus qui traverse la ville, et par-là la frontière entre l’est et l’ouest. Sans avoir conscience de l’acte de résistance auquel ils participent, les gens montent et descendent du bus ; chrétiens et musulmans s’embrassent ; tous profitent de cette bulle située comme hors du temps et de l’espace, perçue comme espace de sécurité pour discuter en toute intimité de la guerre, des difficultés qu’ils ont à surmonter, de leurs douleurs. La cinéaste entame un dialogue avec les passagers qui vient contredire tout ce qui est prétendu à l’extérieur : la rupture, la division, la haine. Ainsi se manifestent la douleur provoquée par la fragmentation absurde du Liban, et la difficulté de vivre dans un pays où il est devenu périlleux d’affirmer son identité.

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La suite du film nous replonge dans la réalité de la guerre. Jocelyne Saab part, seule, en direction du Sud du Liban, occupé par des forces issues de tous les pays du monde ; seuls les Libanais commencent à se faire rares, en fuite pour Beyrouth ou pour ailleurs. Elle choisit de filmer le particulier, la rencontre de l’anonyme, le quotidien. Parce qu’elle se met elle-même en scène, et adopte une écriture épistolaire pour la voix-off, le spectateur se sent en intimité avec la cinéaste. Il est confronté avec elle aux barrages de police, et il saisit dans toute sa violence la remarque frontale que Saab lance sans illusion – « Le Liban n’existe plus »[1212] [1212] Voix-off de Lettre de Beyrouth (1978). . Conclusion incontestable qui n’est pourtant pas un constat de défaite. Saab filme d’abord la vie. Pour ces populations délogées, « nomades par obligation »[1313] [1313] Ibid. , le soulagement d’être encore là leur permet déjà d’affirmer que la situation n’est pas irrémédiable.

Dans son article « Les factographies : déplacements des discours de l’histoire »[1414] [1414] Marie-Jeanne Zenetti, « Les factographies : déplacements des discours de l’histoire », Fabula / Les colloques, Littérature et histoire en débats, 6 octobre 2013, disponible en ligne : http://www.fabula.org/colloques/document2123.php, page consultée le 8 mars 2016. , Marie-Jeanne Zenetti définit la « factographie » comme l’adoption d’une écriture des faits « qui déroge aux normes habituelles de mise en œuvre littéraire du réel ». Il s’agit davantage de « captations fragmentées du réel et des discours qui le constituent », dont elles proposent une alternative, à partir d’une nouvelle perspective, repensée, de l’Histoire, autrement dit, en déplaçant les attentes liées au témoignage. En s’intéressant à des « faits mineurs, subvertissant la hiérarchie convenue entre l’événement (censé être significatif) et le fait (qui ne l’est pas toujours) », l’écriture factographique déplace les discours habituels de l’histoire pour « inviter le spectateur à jouer à l’historien »[1515] [1515] Ibid. . Le travail de Saab s’apparente à une telle approche.

En acceptant l’écart entre l’image et ce qu’elle représente, en privilégiant le détail et l’envers du décor, Jocelyne Saab s’emploie à la création de nouvelles lignes de fuite poétiques. Loin du spectacle obscène de la mort, elle tente de traduire ce qui reste d’espoir et de vie dans les ruines palpitantes de sa ville. Son cinéma, comme le définit Olivier Hadouchi, apparaît ainsi véritablement comme « un combat pour la vie contre tout ce qui mutile, tente d’emprisonner, empêche les hommes de s’épanouir, la conquête du droit à raconter et à transmettre en toute liberté »[1616] [1616] Olivier Hadouchi, présentation de ses « Conversations avec la cinéaste Jocelyne Saab », CriticalSecret, mars 2013. .

Vivre sous l’occupation israélienne (Beyrouth, ma ville (1976) ; Une vie suspendue (1985))

À partir de 1978, les fronts se multiplient et s’élargissent, notamment à partir de l’intervention d’Israël dans le conflit avec le bombardement de Beyrouth-Ouest et l’invasion du Liban-Sud jusqu’aux limites du fleuve Litani. Cette implication de premier plan se maintient, par intermittence, jusqu’à l’invasion de Beyrouth en 1982 et le siège de Beyrouth-Ouest.

Partir ou rester dans cette Beyrouth assiégée ? Jocelyne Saab préfère continuer à lutter : quatre jours avant le siège de Beyrouth, celle-ci voit sa maison brûler et avec elle cent cinquante ans d’histoire. La question qu’elle se pose désormais, et qui est la ligne dramatique de Beyrouth, ma ville (1982) est la suivante : quand tout cela a-t-il commencé ? Confrontée personnellement à l’horreur, Jocelyne Saab décide de passer de l’autre côté de la caméra. Elle hante l’espace de sa maison détruite ; dressée au milieu des décombres, la cinéaste, par sa présence seule, insuffle de la vie dans l’image et rappelle que la résistance est encore active. Elle entre ainsi en dialogue avec le spectateur, qu’elle interroge. Après les premières paroles du commentaire s’élève une musique lancinante au saxophone, qui accompagne les images du quotidien ; on voit la souffrance d’une femme, seule dans l’image comme seule au monde, cherchant quelque victuaille au fond des poubelles.

Beyrouth, ma ville adopte le point de vue de ceux qui vivent le conflit, comme Jocelyne Saab l’a vécu elle-même. Il ne s’agit plus d’expliquer, mais de faire voir, de faire vivre. La subjectivité du documentaire est pleinement revendiquée. Le film s’achève sur les images d’adieux des Beyrouthins de l’Ouest aux feddayin palestiniens. Marquant la fin d’une époque, elles annoncent aussi le sort terrible qui s’abattra très rapidement sur ceux restés à Sabra et à Chatila. La leçon à tirer de ces images puissantes est énoncée au cœur même du film. Malgré l’empathie qu’elles peuvent susciter, ces images ne sont que des images, c’est-à-dire bien peu de choses face à l’horreur vécue :

La mesure de la compassion n’est pas celle de la douleur. Et devant les décombres d’un immeuble bombardé, une distance énorme sépare celui qui pleure parce qu’il est ému de ce qu’il voit de celui qui pleure à cause de ce qu’il ne voit plus[1717] [1717] Voix-off de Beyrouth, ma ville, texte de Roger Assaf (1982). .

« La réalité est sans couture, un film, c’est de la haute-couture »[1818] [1818] François Niney, L’Epreuve du réel à l’écran, Bruxelles, De Boeck Université, 2002, p.15. , écrivait François Niney. Les essais documentaires de Jocelyne Saab questionnent tout entier le problème de la porosité de la fiction et du documentaire. Si, comme le dit Orson Welles, « le cinéma, c’est le constat d’une illusion »[1919] [1919] Cité par François Niney, L’Epreuve du réel à l’écran, op. cit. p.19. , il s’agit dans le cas de Jocelyne Saab d’analyser ce qui dans l’illusion, par l’illusion, donne accès à un réel indicible. Alors qu’elle estimait jusque-là la réalité trop forte pour pouvoir être inventée, Saab explique son passage à la fiction, en 1985, par le fait que la réalité lui devenait trop insupportable pour être traitée de front. Autrement dit, il semble ici que lorsque l’horreur devient indescriptible, le documentaire ne suffit plus. Une vie suspendue (Adolescente, sucre d’amour, 1985), son premier long-métrage de fiction réalisé au cœur d’une Beyrouth bombardée, possède toutefois la même valeur de document que les documentaires sur Beyrouth réalisés jusque-là, en ce qu’on y saisit tout autant les enjeux d’un conflit qui déchire les hommes et leur identité, leur ville, leurs rêves.

En suivant les déambulations de Samar, jeune adolescente romantique exilée de son quartier du Sud vers un non-lieu où la guerre est partout présente, Jocelyne Saab nous donne à voir un monde où tout espace n’est que vestige, sans passé ni avenir. Le père de la protagoniste récupère des tuiles parmi les ruines pour les remettre en état ; il se dit « bâtisseur » et tente désespérément, dans un éclat de folie, de nier la vanité de son exercice. De longs panoramiques sur les bâtiments effondrés, sur les arbres mutilés ou brûlés, sur les jetées abandonnées rendent plus pathétique encore le brutal besoin de reconnaissance de ce vieil homme, dont le seul rêve est dorénavant de pouvoir pêcher tranquillement de beaux poissons rougeoyants de santé ; la guerre en effet a même endommagé la mer.

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Dans le Beyrouth de Saab, la guerre est si intériorisée qu’elle disparaît en tant que spectacle. Déracinés, abîmés, mutilés, les personnages d’Une vie suspendue sont des Libanais pourtant traversés par une remarquable force de vie. Surtout, le film manifeste l’incapacité à exprimer le désastre sans recours à l’imaginaire. Dans un stade désaffecté, Samar et son amie parleront ainsi d’amour à la façon des films égyptiens qu’elles regardent à la télévision. Le conflit est alors comme suspendu, au moment où les enfants recréent un espace commun, complice. La guerre n’apparait plus qu’en toile de fond d’un théâtre distancié.

Une vie suspendue est l’un des derniers films que Jocelyne Saab réalisa au Liban pendant la guerre civile. Partie en France sur les dernières années de de la guerre, elle se consacra ensuite davantage à l’Égypte, son deuxième amour, dont elle filme les traditions ainsi que les mutations économiques et sociales. Elle ne revint à Beyrouth qu’après la signature des accords de Taëf, en 1990, qui établirent un cessez-le-feu et une amnistie entre les parties. Elle lègue néanmoins un corpus de films libanais d’une très grande valeur, tant sur le plan historique qu’artistique, et qui méritent d’être davantage étudiés.

Conclusion

S’agissant du Liban, où la mémoire est si difficile à construire, des témoignages comme ceux de Jocelyne Saab sont primordiaux. Comme l’explique Élie Yazbek :

Évoquer l’histoire du Liban est une affaire risquée. Que ce soit l’histoire ancienne ou l’histoire récente, elle reste une source de tensions et de conflits. Chaque groupe, communauté ou même, parfois, chaque individu, gardent en mémoire une version bien particulière de l’histoire de son pays, rarement en accord avec celle des autres. Ces clivages devenus source de divisions depuis la naissance officielle du Liban en 1920, ont rendu impossible l’établissement d’une entité politique unifiée[2020] [2020] Élie Yazbek, Regards sur le cinéma libanais (1990-2010), Paris, L’Harmattan, 2012 p.43. .

Le cinéaste, à l’instar de l’historien, est responsable de ce qu’il choisit ; en filmant, il donne une image d’un moment historique que le futur présent va pouvoir actualiser, à la lumière des analyses historiques et historiographiques. Si le film n’est pas une preuve[2121] [2121] Dans L’Epreuve du réel à l’écran, François Niney rappelle que les tribunaux refusent au film son statut de preuve (op. cit. p. 14). , il demeure une épreuve de la réalité que l’historien ne peut ignorer. À l’urgence d’un présent à documenter, Jocelyne Saab a répondu par l’art, comme outil et comme solution, répondant par là à la nécessité de comprendre et de faire comprendre. Puisque « les faits ne sont pas tout faits, [qu’]il faut les faire »[2222] [2222] Voir Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, op. cit. , il s’agit pour la réalisatrice de saisir les séismes qui bouleversent une temporalité à la linéarité brisée ; son recours à la poésie, dans ses documentaires comme dans ses fictions, lui permet de parvenir à une temporalité suspendue, et à saisir l’irruption du surréel dans le quotidien.

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Toutes les images proviennent de films de Jocelyne Saab : Beyrouth, ma ville (1982) / Le Liban dans la tourmente (1975) et Les enfants de la guerre (1975 / Beyrouth, jamais plus (1976), Lettre de Beyrouth (1978) et Beyrouth, jamais plus / Une vie suspendue (1985) / Une vie suspendue.