Faire quelque chose, Vincent Goubet

Ce qui paraissait perdu

par ,
le 11 janvier 2013

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S’il est une notion qui traduit le rapport flou que les jeunes générations entretiennent à l’Histoire, au souvenir des luttes et des catastrophes, c’est bien le « devoir de mémoire ». Quand il s’agit en effet de qualifier un film, un roman, une bande dessinée, ou une manifestation quelconque se rapportant à un fait historique, c’est ce prétendu devoir qu’on évoque aussitôt, comme une carte toute prête que l’on sort de sa manche au gré des dates commémoratives. À ce titre, il est bon que le film de Vincent Goubet sorte sur nos écrans en dehors de toute légitimation calendaire, tirant sa nécessité de son sujet même. Car à trop parler de devoir de mémoire, c’est bien cette nécessité de la transmission du passé qui est passée à la trappe. Il est sans doute plus facile de faire du savoir historique un devoir, que d’expliquer à un lycéen en quoi notre passé nous constitue, en tant que peuple et individu, et comment dans le passé on peut trouver des avertissements ou des réponses aux problèmes du présent et de l’avenir. Le devoir de mémoire permet ainsi d’évacuer toute interrogation sur l’usage du passé : se souvenir par obligation, et non pour en « faire quelque chose ».

C’est Primo Levi qui, considérant la chance qu’il avait eu de revenir des camps, a ressenti le premier un devoir de transmettre le souvenir de ses compagnons disparus[11] [11] Voir notamment à ce sujet le dernier ouvrage de Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Gallimard,1989. . Il aura consacré sa vie, par l’écriture et la rencontre avec le public, à faire voyager ce souvenir. Si devoir de mémoire il y a, il est donc à entendre comme devoir de parole. Ce devoir de parole est sans doute à la source du film de Goubet. On y retrouve des figures connues de la Résistance, comme Madeleine Riffaud, Raymond Aubrac ou Stéphane Hessel, qui ont, chacun à leur manière, témoigné de leur expérience. A trois reprises dans le film, Raymond Aubrac répond aux questions de lycéens ou d’étudiants : « un témoin, c’est fait pour qu’on lui pose des questions », leur dit-il[22] [22] Raymond Aubrac est décédé le 10 avril 2012. Le tournage du film s’est étalé sur cinq ans, d’où la présence de ces séquences. . Comme si, ayant vécu des évènements historiques, son existence était désormais vouée à en faire le récit.

Récit d’une vie, souvenir dans l’Histoire. C’est précisément la réussite du film de montrer avec justesse, en croisant l’expérience de plusieurs dizaines d’hommes et de femmes, comment l’histoire de chacun a trouvé à s’insérer, avec force mais aussi modestie, dans l’Histoire. Au premier abord, les interventions semblent trop courtes, et l’on est un peu frustré que l’auteur ne s’attarde pas un peu plus sur chacune de ces individualités fortes. Puis, peu à peu, le portrait se met en place, les croisements font sens, et composent un visage à la fois collectif et diversifié, et, pour des témoins d’une moyenne d’âge de 90 printemps, d’une étonnante vigueur. La parole circule d’un témoin à l’autre avec un souci permanent de lisibilité, l’ensemble manifestant une conscience aigüe du rythme chez l’auteur.

Vincent Goubet, qui s’abstient de tout commentaire, interroge d’abord chacun sur la naissance de son engagement. Comment devient-on résistant ? Faut-il un courage particulier ? « Mais j’en sais rien ! » répond sur un ton bourru Josette Dumeix, 90 ans. « Fallait le faire ; pas particulièrement parce qu’on en avait la force. » Le film démystifie la figure du résistant héroïque pour les présenter tout d’abord comme des jeunes gens révoltés par ce qu’il voyait autour d’eux, et, pour certains, complètement désorganisés. Cette démystification se retrouve dans l’usage original des images de commémoration, présentant l’avant et l’après du discours, mettant ainsi en vis-à-vis la solennité de rigueur et les hésitations inhérentes à ces cérémonies (erreurs de placement, foule qui se disperse…) : usage qui remet de l’humanité dans ces souvenirs guindés. De même, le geste d’allier archives officielles, assez peu présentes du reste, et anecdotes cocasses, illustre bien le travail du cinéaste : à ces images trop connues d’entrée de la Wehrmacht dans Paris, puis de panneaux en allemand et de vitrines sans approvisionnement, le cinéaste ajoute les témoignages qui racontent comment les Allemands achetaient tous les vivres qu’ils pouvaient, au point que l’un d’eux est mort d’une attaque suite à un repas trop copieux. L’Occupation prend une autre tournure. La parole donne une couleur aux archives, et une prise sur l’histoire.

La grande question du film demeure celle de l’engagement, et plus précisément du passage à l’acte : que peut un humain face aux dérives fascistes d’un État ? Là encore, le film ouvre par son portrait collectif un éventail des multiples formes de résistance, du graffiti au tract, de la manif à l’attentat, en passant par le renseignement militaire. De la première manifestation, initiative de lycéens réprimée violemment, au premier officier allemand abattu, par le jeune militant communiste Pierre Georges (alias le colonel Fabien), il s’agissait autant de lutter contre l’occupant que de persuader l’opinion. « Art cru contre propagande incroyable » prône un graffiti du présent. Cette phrase entre en résonance avec une archive de Jacques Doriot appelant à la collaboration par patriotisme, contradiction flagrante aujourd’hui, largement applaudie à l’époque. Les affiches de Doriot seront parmi les premières à faire les frais de doigts errants et de leur vindicte très crue (« Doriot salaud », écrit à la craie). Dans une France occupée, assombrie par des lois racistes et les privations, dessiner sur les murs ou écrire des poèmes deviennent les premières formes d’une résistance d’abord intime : avant d’entrer dans la Résistance, on résiste pour soi, pour affirmer sa part d’humanité[33] [33] Primo Levi, encore, a magistralement écrit dans Si c’est un homme comment Dante avait été pour lui une aide précieuse à Auschwitz-Monowitz. Dans une séquence poignante, une dame, à contrecœur, lit à l’assemblée du Club des poètes un poème écrit à Ravensbrück, pour sa mère. Notons également que Jean-Pierre Rosnay, cité ici, ou Armand Gatti, ce sont découverts poètes dans le maquis. . Chaque acte de résistance comporte ainsi un but personnel, par dignité (« ne pas n’avoir rien fait »), et un but pour les autres : montrer qu’il y a d’autres voix/es, inciter à faire de même. « Modifier le comportement des Français aura été un but permanent de la Résistance », rappelle Serge Ravanel.

Le film avance de manière chronologique, avec un didactisme certain mais sans héroïsme ni raccourci[44] [44] On peut néanmoins lui reprocher de ne volontairement pas faire mention du rôle des organisations politiques, et notamment du PCF – dont bon nombre des témoins sont (ou étaient alors) membres – , dans la coordination des premiers groupes de résistants. Un témoignage de Madeleine Riffaud viendra par ailleurs soutenir implicitemnt cet état de fait. , donnant ainsi à saisir l’évolution de l’engagement et le passage à la lutte armée. Par ailleurs, Goubet a l’intelligence d’interroger chacun sur leur rapport à la violence, violence donnée et subie, détermination inébranlable face à la cible et peur de l’arrestation, synonyme de torture. Tous répondent qu’on ne s’engage pas dans la Résistance à la légère, et qu’ils avaient bien conscience des risques (« durée de vie moyenne de trois mois », dit l’un d’eux). Un témoignage illustre bien le fait que ce sont des gens comme les autres pris dans une situation hors norme : Jacob Szmulewicz raconte qu’il a pu tuer de sang froid, mais que ces exécutions lui reviennent parfois sans prévenir. Monté en off sur des images inattendues de sa vie de tous les jours, ses paroles semblent planer, moins comme une ombre qui le hante que comme un épisode extraordinaire dans l’existence d’un homme finalement très ordinaire. On peut peut-être y voir le contrepied d’une branche du film historique, qui, de Claude Berri à Louis Malle, consiste plutôt à peindre en « monsieur tout le monde » le bourreau ou le collaborateur. Sans faire de chaque français moyen un résistant, le film montre que le geste de résistance appartient aussi au commun.

Aubrac quant à lui, contre l’héroïsme romantique bon teint du film de Berri[55] [55] Claude Berri, Lucie Aubrac, 1996, avec Carole Bouquet et Daniel Auteuil. , explique comment il a pris par erreur une balle dans la joue par un résistant allié et s’est débiné à toutes jambes après l’attaque du fourgon où il était prisonnier : ni les images de l’histoire, ni celle de la fiction n’ont pu dire cette évasion, dans ce qu’elle avait d’improvisé et de faillible. Et l’ennemi lui-même n’est jamais qu’un être humain, comme cet Allemand qui s’effondre en sanglots dans les bras d’un témoin : décidément, la guerre n’est pas faite par des héros ou des bourreaux, mais par des Hommes. Ajoutons sur ce point que les témoins font souvent preuve d’une certaine malice dans leurs réponses, ce qui, sans enlever aux faits leur gravité, les rend plus accessibles au spectateur. Quand on l’interroge sur sa rencontre avec Klaus Barbie, Aubrac encore précise que c’est l’Allemand qui a voulu le rencontrer, et que lui-même s’en serait bien passé !

Plus directement, le film rappelle également que la résistance française, de sa désorganisation initiale, a finalement abouti, via une coalition forte, à un programme commun, rédigé par le Conseil National de la Résistance. Outre la lutte contre un système injuste et contre la propagande vichyste, la Résistance apparait également guidée par un idéal social, un véritable projet de société, dont les acquis courent (et pour certains, malheureusement, s’essoufflent) encore aujourd’hui : nationalisation des grandes entreprises, sécurité sociale, droit au logement, contrôle de l’Etat sur l’économie… Sans doute est-ce là la conclusion de l’engagement : non seulement s’opposer à l’injustice, mais aussi penser et proposer un monde plus juste.

Plutôt que « d’imprimer la légende », Vincent Goubet revient donc à la petite histoire, non pour réparer les oublis des historiens, mais pour faire de l’Histoire un temps vécu, et ainsi la porter jusqu’à nous. Raconter une histoire « profane » de la résistance, au sens de Giorgio Agamben[66] [66] Giorgio Agamben, Profanations, Rivages Poche, 2005. Le philosophe voit dans l’acte de profanation un geste visant à « restituer à l’usage commun ce qui avait été séparé par la sphère du sacré » (p107). , afin qu’elle n’apparaisse plus comme un modèle figé et écrasant, mais qu’elle puisse servir d’exemple commun ; des petits actes à la portée de tous qui ouvrent au combat et à la réflexion sur l’orientation que nous voulons donner à notre société. Dans des termes qui évoquent l’historien-chroniqueur de Walter Benjamin, Raymond Aubrac définit l’acte de résistance comme l’envie de « récupérer ce qui paraissait perdu ». Faire ce qu’on peut à son échelle d’Homme pour sauver l’histoire, voilà une belle manière de résister à l’injustice, quelle que soit l’époque.

Faire quelque chose, un film de Vincent Goubet, avec Michèle Agniel, Raymond Aubrac, Josette Dumeix, Monique Georges, Stéphane Hessel, Serge Ravanel...

Image : Nicolas Bonamy, Nicolas Personne / Montage : Angelos Angelidis, Delphine Dumont, Guillaume Lebel, Jean-Baptiste Morin.

Durée : 1h20

Sortie le 2 janvier 2013