Entrée du personnel, Manuela Frésil

Hanter les non-lieux

par ,
le 26 mai 2013

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Dans Entrée du personnel, Manuela Frésil filme l’usine à viande à l’heure de la surmodernité. Armé de quelques parti-pris esthétiques solides, le film parvient à surmonter les difficultés du sujet, proposant des solutions filmiques adaptées aux nouvelles maladies du travail. L’auteur, qui a porté ce film près de sept ans durant, s’intéressait d’abord au rapport de l’ouvrier d’abattoir à la mise à mort quotidienne. Très vite cependant, lors de rencontres avec les « opérateurs » – auxquelles ces derniers ont d’ailleurs assisté en nombre, preuve d’un besoin de décrire leur situation -, les questions éthiques que Frésil avait en tête furent évacuées au profit de témoignages sur la souffrance vécue dans ces grands ensembles. Le sujet du film a dès lors subi un déplacement, entraînant une première difficulté : cette souffrance, provoquée par la répétition des heures durant d’un même geste, n’est pas visible en tant que telle. D’abord car ses causes ne sont pas le fait d’une activité harassante, visuellement spectaculaire (travail de force, etc.), mais d’une usure liée à la durée, au temps long durant lequel cette activité s’effectue, et qui pour cette raison même échappe à l’enregistrement[11] [11] Un témoin, claquant des doigts devant la caméra, comme pour donner un tempo régulier, propose au spectateur d’effectuer ce geste des heures durant, pour constater l’effet sur son propre corps, et de répéter la manœuvre les jours suivants. . Et quand bien même filmerait-on ce mouvement en intégralité, un tel film aurait-il un sens, puisque ses dommages sont essentiellement internes, attaquant nerfs, os, muscles ou santé mentale ?

Pour pallier à cette invisibilité, la réalisatrice monte sur des images de chaîne de conditionnement les témoignages recueillis. Ainsi, à l’image, tout semble se dérouler à merveille : les ouvriers, avec des gestes rapides et sûrs, dégraissent, empaquettent, ficellent, étiquettent ou découpent avec précision cette viande qui arrivera bientôt dans nos rayons. Les ouvriers au travail n’ont aucun regard pour la caméra. Dans ce silence appliqué – à l’usine on ne parle pas, le bavardage nuit à la rentabilité – les témoignages sélectionnés par Frésil viennent décrire les souffrances induites par la chaîne : les poignets qui lâchent au bout de quelques mois et l’impossibilité de changer de poste ; le blocage des épaules provoqué un jour par un sursaut de trop ; ou encore les cauchemars de celui qui ne passe pas une nuit sans rêver de bovins. Dérangeant la mécanique bien huilée de la chaîne, ils rappellent au spectateur ce que l’image ne peut montrer, les souffrances invisibles du travail moderne.

Qui parle ? À qui sont ces mots tragiques ? Impossible de le dire avec assurance. Seule certitude, aucun des témoignages n’appartient à l’une des personnes apparaissant à l’image. Par souci d’anonymat, Frésil a retranscrit ces paroles pour les faire réciter par des comédiens, dans un style proche de la lecture : le scandale que les mots portent est ainsi atténué, et peut-être plus facilement recevable par le spectateur : avec cette voix, elle évite l’émotion stupéfiante tout en remettant de l’humanité là où précisément elle est niée. Les travailleurs disent eux-mêmes à quel point ils se perçoivent comme une armée de robots : avec leurs automatismes et leur tenue semblable, chacun a le sentiment d’être le clone de son voisin. Ces récits individuels tracent un destin commun à ces travailleurs, tout en les dotant d’une histoire propre, d’une identité irréductible à la chaine qu’ils forment. Ce besoin de dire ce qu’ils vivent, la précision et les métaphores employées témoignent de l’acuité avec laquelle les ouvriers pensent leur situation et ont conscience de l’aliénation, de leur destruction progressive par le travail : il n’est qu’à voir comment ils décrivent le gâchis de l’entreprise qui cherche à gagner des parts de marché au détriment des bénéfices et de la condition des salariés.

Les mots décrivent la douleur, mais viennent aussi mettre en valeur toutes les petites résistances : ces histoires personnelles donc, le syndicalisme bien sûr, mais aussi le refus des contrats amoraux imposés par la direction, les ententes entre collègues, ou les loisirs et les envies propres à chacun. À ce propos, l’importance de ces témoignages tient peut-être dans le fait qu’ils montrent à quel point la sphère du travail et celle de la vie ne sont pas étanches, mais s’entremêlent sans cesse. L’impact du travail sur la vie de famille est ainsi rappelé à plusieurs reprises : le durcissement qu’implique la fréquentation journalière des carcasses se répercute à la maison. A contrario, devant l’usine, des hommes et des femmes posent en tenues de loisirs, de pêche, etc., signe que l’extérieur occupe l’esprit des ouvriers, et les aide à tenir à l’intérieur.

D’une autre manière, Frésil a également l’intelligence de sortir de l’usine les gestes de la chaîne : sur l’esplanade, les mouvements automatiques sont rejoués par des salariés comme pour en reprendre possession. Là où le film accomplit un acte salutaire, c’est en proposant un autre usage de ces corps meurtris : libérés de la chaîne, les opérations qu’ils effectuent quotidiennement deviennent une danse savante, une chorégraphie qui semble les destiner à autre chose. Mais sortir le mouvement de son contexte, c’est aussi en faire un geste comme défini par Giorgio Agamben : « Le geste consiste à exhiber une médialité, rendre visible un moyen comme tel. Du coup, l’être-dans-un-milieu de l’homme devient apparent, et la dimension éthique lui est ouverte. »[22] [22] Giorgio Agamben , « Notes sur le geste », Moyens sans fins, Payot Rivages, 2002, p69. Souligné par l’auteur. Qu’est-ce à dire ? Qu’une fois suspendus par la danse ou le mime, et alors seulement, ces gestes, dépourvus de fins productives, deviennent communicables comme « moyens sans fins ». De même que la parole prenait en charge ce qui, dans l’image, ne pouvait être montré, ces gestes montrent ce que la parole peine à dire, et ce que l’image de la chaîne seule ne pouvait donner à voir.

Par ailleurs, et ce n’est pas anodin, cette séquence dansée a pour scène le parking d’une zone industrielle, marquant ainsi l’importance d’un certain type de lieux dans le film. Frésil a tourné dans différents complexes de Bretagne et de Normandie. Difficile pourtant de les différencier : partout les mêmes tenues, les mêmes installations, les mêmes lumières, les mêmes couloirs, les mêmes bâtiments, les mêmes parkings… Dans son essai pour une « anthropologie de la surmodernité », Marc Augé constatait la prolifération de ce qu’il a nommé des « non-lieux », en opposition aux lieux anthropologiques[33] [33] Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992. . Parking, aéroport, aire d’autoroute, supermarché, …, le non-lieu correspond pour le chercheur à cet espace « qui n’intègre pas les lieux anciens » autrement que comme « lieux de mémoire », « circonscrits à une place spécifique. »[44] [44] Ibid. p101. Sans passé, sans identité, l’usage de l’homme ne les marque pas de sa trace, il devient pour cette raison négateur d’histoire. Dans cet anonymat relatif, chacun ne vaut plus que pour ce qu’il fait en ce lieu, et devient moins un individu qu’une « fonction »[55] [55] Ibid. pp129 . Les gestes mimés replacent chaque homme à sa fonction de rouage de la chaîne ; plus tôt, une ouvrière raconte qu’elle n’a pu changer de poste malgré des blessures répétées, car c’est à cet endroit qu’on l’estimait rentable. On comprend mieux alors l’importance de faire jouer ces chorégraphies hors de l’usine, sur ces espaces neutres : la mémoire involontaire dont témoignent ces mouvements gravés dans les corps, vient s’inscrire à son tour dans l’espace sans histoire des non-lieux quotidiens, leur conférant cette identité dont ils sont les négateurs.

Signes de notre époque, ces non-lieux témoignent de ce qu’Augé appelle donc la surmodernité. S’appuyant sur la définition du moderne proposée par Starobinsky, à travers Baudelaire, Augé montre que la surmodernité induit un rapport d’effacement à l’histoire : celle-ci n’est plus présente que pour être mise en vitrine. La distinction qu’il propose entre le moderne et le surmoderne trouve un potentiel éclairage dans la comparaison entre le film de Frésil et Le sang des bêtes, chef d’œuvre de Georges Franju réalisé soixante ans plus tôt sur un sujet similaire. Le projet de Franju était en effet de dresser le constat d’un rapport nouveau de l’homme à la violence : il s’agissait de mettre la société des années 50 face à une violence difficilement supportable, encore aujourd’hui, et pour cette raison même renvoyée aux limites de la ville, mais néanmoins indissociable de son fonctionnement. Pour consommer de la viande tous les jours, il faut tuer à grande échelle : alors que midi sonne sur les toits, l’ouvrier d’échaudoir scie un bœuf en deux[66] [66] Notons qu’on peut voir dans le film, comme l’invite à penser la récurrence des trains, et notamment le plan final, une « métaphore » des camps et de cette violence nouvelle avec laquelle doit vivre l’homme d’après 45. . Mais la mise à mort y est montrée comme acte paradoxal, devenu quotidien sans pour autant être anodin : frontale et choquante, décomposée et sur-appuyée par des cadrages en gros plan ou contre-plongée qui amplifient la violence du métier, jusqu’aux limites du fantastique[77] [77] Franju a filmé en hiver et uniquement le matin pour obtenir une ambiance surnaturelle : des vapeurs se dégagent des fleuves de sang, la lumière artificielle donne un aspect clinique cher à l’auteur. . Par ailleurs, le film commence sur un marché aux puces où trônent des babioles de toutes sortes ; les lieux sont nommés (le canal de l’Ourcq, Vaugirard), et, par ces noms connus, dotés d’une histoire ; des références sont faites aux fondateurs des abattoirs et à Saint Jean-Baptiste. Tout concourt, jusqu’à la citation de Baudelaire – « tu frapperas sans colère et sans haine, comme un boucher » – à doter lieux et travail « d’indicateurs du temps qui passe et qui survit », caractéristiques de la modernité[88] [88] Marc Augé, op. cit., p99. Augé poursuit ainsi : « La modernité en art préserve toute les temporalités du lieu, telles qu’elles se fixent dans l’espace et la parole. » .

Chez Frésil, les seules indications spatiales sont des panneaux (le fameux « entrée du personnel », entre autres) : textes impératifs qui envahissent les non-lieux pour guider les usagers[99] [99] Cet effacement du passé se lit jusque dans l’appellation des travailleurs : « ouvriers » d’échaudoirs, ils deviennent « opérateurs ». C’est toute l’histoire d’une classe, ses luttes et ses acquis, qui disparaît. . Sans histoire, l’espace est vécu au présent de l’actualité, « comme s’il n’y avait pas d’autre histoire que les nouvelles du jour »[1010] [1010] Ibid. p131. : la seule règle à suivre est celle de la commande hebdomadaire, ces objectifs quotidiens et abstraits qui imposent leur rythme à chacun. C’est que la viande des abattoirs contemporains n’est plus produite pour nourrir la ville visible aux alentours, mais pour être vendue à l’autre bout de l’Europe. Et bien sûr, la mort est renvoyée hors-champ : ce n’est plus elle la vraie violence, mais celle, invisible, qu’on fait subir aux hommes. Ce n’est plus seulement cette mort dérangeante qui est renvoyée en périphérie invisible, mais le peuple et son mal-être « surmoderne ». Les ouvriers de Franju, s’ils risquaient le kyste, voire, en cas d’accident, l’amputation, préparaient l’animal d’un bout à l’autre de la chaîne. La mort donnée avait le temps d’être « digérée ». Au contraire, un témoin raconte à Frésil qu’il tue à chaque minute, et qu’il n’a pas le temps de se remettre de la mort d’une bête qu’il a déjà tué la suivante. Si le métier était dangereux et douloureux, il appelait encore un savoir-faire. Là, ce n’est plus le risque de l’accident, mais la répétition, cette normalité dégénérescente, qui cause une souffrance invisible, comme l’augmentation imperceptible des cadences dont parle une ouvrière, et qui provoque chez elle et ses collègues des troubles insoupçonnés. Ainsi, chez Franju, la violence constitutive de la société avait beau tendre au limite du supportable, elle ne concernait encore que les animaux ; moins agressif au regard, le film Frésil exhibe cette logique insidieuse qui mène le salarié sur le chemin de l’abattoir. L’amalgame entre la viande qu’on conditionne et le corps qui prépare n’est d’ailleurs pas étranger au film : les ouvriers sont comparés par un cadre « à de la chair fraîche » ; et surtout, les douleurs qu’ils décrivent, précisément localisées sur des parties de leur corps, rappellent les opérations qu’ils font subir aux morceaux de viande.

Pourtant, l’objectif des deux cinéastes semble converger : l’un comme l’autre ne dénoncent pas le commerce de la viande, mais cherchent à mettre le spectateur face à une violence invisible, rejetée en périphérie. Cette dernière est simplement devenue plus lointaine, non-plus la banlieue des grandes villes, mais ces non-lieux qui poussent partout comme des champignons dans les pays industriels, renforçant selon Augé l’anonymat et le devenir-fonction de chaque individu, dramatiquement seul et identique à son voisin. Différence de taille cependant, l’usine à viande moderne de Franju trouvait son ultime raison d’être dans la formule « il faut bien manger ». Au contraire, le sentiment d’écœurement qui prend le spectateur du film de Frésil vient du fait que rien ne peut légitimer cette souffrance. L’excès, figure par excellence de la surmodernité, la surproduction et la course au profit, n’auront conduit qu’au double sacrifice inutile des bêtes et des hommes, dont certains aimaient leur métier. Décidément, un vrai gâchis.

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Entrée du personnel, un film de Manuela Frésil, avec Florence Muller, Emilie de Preissac, Eléonore de Saitagnan, Steve Tientcheu et les voix d'Anne Caillere, Alice Diop, Nadine Marcovici, Catherine Vuillez, Mounir Margoum.

Scénario : Manuel Frésil, Rania Meziani / Image : Jean-Pierre Méchin / Montage : Marc Daquin / Son : Benajmin Rosier

Durée : 59 min.

Sortie le 1er mai 2013