Edito #6

Débordements, ligne ouverte

par ,
le 21 octobre 2020

Partageons d’abord une joie : celle qui accompagne la sortie de notre deuxième numéro papier. Ses 250 pages sont le fruit d’un long travail, et l’on ne boudera pas un plaisir qu’une fréquence espacée ne fait qu’augmenter. L’aboutissement est toutefois passager, et cette sortie est aussi pour nous l’occasion de nous risquer à faire un point sur nos ambitions et nos moyens. Et donc, sans abandonner ce qui nous anime, d’ouvrir nos portes à ceux qui voudraient nous rejoindre.

Cela fait plus de huit ans que Débordements existe en ligne, et son fonctionnement n’a pas connu de grands changements. La rédaction, ou le groupe d’ami.e.s qui en tient lieu, se compose d’un petit nombre de personnes, aujourd’hui cinq (des noms : Gabriel Bortzmeyer, Lucie Garçon, Florent Le Demazel, Romain Lefebvre et Raphaël Nieuwjaer). Si nombre de camarades se sont joint.e.s à l’aventure, c’est ce noyau qui se charge jour après jour des affaires courantes. Le gros du travail est fait non d’écriture mais de relecture, de mise en page, de diffusion (les réseaux sociaux pour la revue en ligne, les librairies pour les revues papier), et, depuis peu, de dépôts de dossiers de subvention. Si le papier a pu amener un sentiment de satisfaction particulier, il a également impliqué une logistique qu’il a fallu assurer fièrement et avec les moyens du bord. Auto-éditeurs, auto-diffuseurs : nous faisons tout.

Or nos situations respectives ont évolué, par la force des choses. Nous avons le bonheur de vivre dans un pays où les “jeunes cinéastes” ont quarante ans révolus, et les piliers de notre jeune revue ont pris de l’âge. Chacun, les années passant, les études s’achevant, les responsabilités croissant, s’est trouvé face à la question des moyens de subsistance tandis que le travail effectué pour la revue restait bénévole. Rien d’étonnant. Rien d’étonnant non plus à ce que la recherche d’activités rémunérées fasse de temps à autre passer au second plan Débordements, tout en faisant planer sur notre collectif le spectre d’une dispersion ou d’un épuisement des forces, rendant l’avenir incertain.

Rien d’étonnant. Mais ne pas tout à fait s’accommoder du cours normal des choses, nous en ferions volontiers une devise. Ce qui serait dans les conditions actuelles tout à fait normal, que Débordements s’éteigne dans un avenir plus ou moins proche, nous aimerions l’éviter. Pour la perte que cela représenterait pour nous cinq, mais pas seulement – aussi, du moins l’espérons-nous, pour les autres, ceux qui nous lisent et manifestent leur attachement à la revue.

Nous pourrions continuer de façon plus ou moins erratique, ou revoir à la baisse certaines exigences. Nous tenons par exemple à ce que chaque texte, avant publication, fasse l’objet d’une double lecture. Cette règle est de fait un idéal, et il lui est arrivé de subir plusieurs entorses, confrontée à la pression des emplois du temps. Loin d’être une contrainte arbitraire, elle nous semble pourtant l’une des meilleures garanties quant à la qualité des textes publiés et quant à la possibilité d’un échange autour des films. Perdant d’avance toute course à la publication, nous préférons toujours suivre notre rythme.

Bien d’autres questions ont été tournées et retournées. Et, toutes choses bien pesées, une double volonté se dégage aujourd’hui :
– d’une part, trouver de nouvelles forces en ouvrant les pages de la revue à de nouvelles plumes et la rédaction à de nouveaux membres.
– d’autre part, réfléchir aux manières de rendre la revue pérenne en envisageant les manières d’en dégager une rémunération minimale.

Faire un point n’est pas seulement témoigner des difficultés, c’est aussi redire une ambition, ce qui perdure de l’impulsion initiale et du désir à travers lesquels la revue s’est constituée. Les discussions et les échanges que nous avons eus ces derniers temps nous amènent à un constat : Débordements est aujourd’hui une revue reconnue mais qu’il faut encore faire connaître, notamment pour ce qu’elle a patiemment cherché à construire.

Ecrire dans Débordements, c’était d’abord pour nous, ressortissants de l’université, doctorants ou pas, une manière de ne pas tout à fait s’enclaver dans un système d’appartenance institutionnelle sclérosant en imaginant un espace où il était possible, hors des salles de séminaires et des bibliothèques, de diffuser les idées qui nous tenaient à cœur. Intervenir dans les salles pour discuter des films en allant à la rencontre d’un public divers, plus ou moins acquis à la cause de l’image, relève toujours pour cela d’une aspiration renouvelée.

Mais c’était aussi, parallèlement, ne pas en rester au niveau d’une critique conçue comme espace de promotion ou d’expression pure et simple de “subjectivités” souveraines dont les goûts n’ont pas à être discutés. Se donner de l’espace pour écrire, développer des arguments, privilégier l’analyse sur l’adjectif, faire des allers et venues, frotter les théories aux actualités pour vérifier leur portée et leur donner de la souplesse, voilà quelques ambitions pratiques.

La réussite est incertaine. Il se peut que Débordements soit elle-même devenue un lieu trop fermé – nous avons par exemple trop entendu de reproches sur la longueur des textes pour ne pas les croire quelque peu fondés. Il se peut qu’une plus grande liberté doive être recherchée dans l’écriture, qu’il faille réviser nos habitudes en réfléchissant à notre façon de l’envisager. Les échecs passés sont cependant la voie vers des expériences possibles, que chacun peut à son tour proposer.

La place que nous avons ainsi tenté de créer au fil des années n’est peut-être pas tout à fait lisible pour un œil extérieur ou pour un lecteur passager qui découvre les textes au compte-goutte. Nous avons nous-mêmes, à de rares exceptions près, peu œuvré à mettre en avant une “identité”, terme qui fait dresser les poils comme le nom d’une créature maudite. Quoi qu’il en soit, nous voulons cette place ouverte aux appropriations diverses, et Débordements est avant tout un outil pour ceux qui, comme nous, se sont sentis à l’étroit entre les murs des institutions, ou contraints par des cadres déjà établis.

L’organisation structurelle de la précarité et de la concurrence dans les milieux de l’université et du journalisme a un effet connu : en renforçant les choix les plus immédiatement rentables ou “valorisant”, elle détourne des aventures collectives. Publier dans une (obscure) revue avec comité scientifique, pour le jeune chercheur d’aujourd’hui, est sans doute plus rationnel que de publier dans Débordements. Mais à ceux qui ne s’accommodent pas tout à fait du cours normal des choses, nos portes sont grandes ouvertes. Nous nous réjouissons ainsi de publier prochainement dans nos pages un ensemble de textes dévié du champ des publications académiques par les deux chercheurs qui en sont à l’initiative – le fait que cet ensemble porte sur “les images indociles” ne fait qu’ajouter à notre joie.

Mais la position que l’on occupe se constitue d’abord par la position ou la “ligne” que l’on tient face aux films et aux images. Parmi nos frustrations, il y a depuis le début celle de ne pas pouvoir accompagner davantage l’actualité des sorties, non pour viser l’exhaustivité, mais pour donner une place – et du temps – à ce qui nous importe, écrire sur ce qui nous donne envie d’écrire. Ce qui rassemble nos publications en ligne et en papier est, du moins nous l’espérons, un regard critique motivé par le souci permanent de confronter “l’étoffe des films et le tissu du monde”. Formule aussi belle que vague lorsqu’elle est coupée de son développement : comme nous ferons difficilement mieux, nous invitons à se rapporter à l’édito “Position critique” duquel elle est issue, consultable en cliquant ici.

Laissons donc la question du réalisme en suspens : nous continuons, vous pouvez nous envoyer des textes, des propositions, des invitations à écrire, parler, programmer (et nous remercions vivement celles et ceux qui l’ont déjà fait)…
Pour compter nos forces et voir de quoi l’avenir pourrait être fait.

Il y a de la place dans une ligne collective pour des arabesques où peuvent se loger les penchants de chacun, et le point, avant d’être final, est un appel adressé à quiconque est sensible à notre position ou à notre travail.

Notre mail : revuedebordements@gmail.com