Cosmopolis, David Cronenberg

Sens interdit(s)

par ,
le 3 juin 2012

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« L’extension logique du business est le meurtre ». Aphorisme, pris au “hasard”, d’un film qui n’en manque pas. David Cronenberg n’a certes jamais caché son goût pour le discours magistral, les exposés théoriques et le jargon techno-scientifique, mais il en fait ici un usage si intensif qu’il est difficile de ne pas sourire lorsqu’Eric Packer (R. Pattinson), le jeune multi-milliardaire qui vient péniblement de traverser New York en limo blanche pour se faire coiffer, déclare : « Asseyons-nous et parlons. Réfléchir nous fera du bien ». La recension des sentences, raisonnements et bons mots, puis leur articulation en une nouvelle couche de discours sur le « cyber-capitalisme » est une des possibilités critiques (Cosmopolis comme cours de philosophie et d’économie), mais elle nierait l’expérience la plus élémentaire du spectateur. Après deux projections, il faut bien convenir d’une chose : mon souvenir des « grands » dialogues, supposés énoncer une vérité sur le monde contemporain, est pour le moins vague. Revoir le film permet avant tout de mesurer la part d’oubli qui semble inhérente à sa réception.

Sans négliger les facteurs idiosyncratiques, ou l’influence de certaines conditions de perception (l’attention particulière qu’entraîne le sous-titrage, notamment, avec le perpétuel va-et-vient entre la voix et l’écrit, la parole vive et le texte réduit), ce constat amène à supposer que Cosmopolis est sans doute d’abord, avant d’être un torrent discursif, un film sur l’écoute, ou d’écoute, formant par là un dyptique avec A Dangerous Method[11] [11] Un morceau d’affiche montrant le visage de Jung-Fassbender apparaît d’ailleurs dans le coin d’une vitre de la limousine, avant que Packer ne pénètre dans l’antre de Benny et n’engage la longue discussion finale. . Parler-écouter, c’est toujours une manière de s’inscrire dans un rapport, c’est-à-dire la construction en même temps (mais sans que cela soit symétrique) de conditions d’écoute qui autorisent une certaine parole, et de conditions de parole qui elles-mêmes produisent une certaine écoute (en psychanalyse, l’attention flottante, ou la verbalisation des rêves, par exemple). Rapport à l’autre, au monde, et expérience de l’attention et de la mémoire. A Dangerous Method montrait ainsi l’invention de techniques d’écoute qui permettaient d’extraire de la parole du corps des patients. La mâchoire et la bouche de Spielrein (K. Knightley) y devenait la pointe extrême d’un mouvement physique, depuis les pieds jusqu’aux mains, duquel se « vomissait » une nouvelle forme d’aveu. Les accidents d’expression (actes manqués, lapsus,etc.) apparaissaient alors comme la voie royale pour accéder au refoulé du patient, constitué comme sa vérité propre. Ce que conçoit et organise au contraire Packer, dont la fortune s’est bâtie sur le traitement de l’information, ce sont, tout autant que des modélisations mathématiques visant à définir des régularités économiques, des filtres perceptifs et cognitifs qui discriminent dans le chaos du sensible. La capacité à ne pas entendre (et à ne pas voir) devient alors la preuve la plus éclatante de son pouvoir.

Cosmopolis est ainsi une expérience singulière de perception, définissant un nouveau type de subjectivité. S’il est une chose dont on sait gré à Cronenberg, c’est de ne pas être tombé dans le panneau de la frénésie des marchés (coke, portable, écrans remplis de chiffres, sueur, hurlements,…en gros : O. Stone + N. Cage). L’odyssée de Packer à travers une ville qui se recompose, comme un organisme vivant ou un plateau de jeu, selon les déplacements du président des Etats-Unis, du cortège funéraire d’une star du rap soufi et d’une manifestation anti-capitaliste (rayant par suite d’un blocage des quartiers de la carte, dégageant ailleurs des voies), n’est pour l’essentiel qu’une languissante translation automobile. Plutôt qu’à une interprétation abstraite et/ou générale, le film invite davantage à considérer la forme de sensibilité qui produit et est produite par un appareillage technique complexe (cette limousine-là, et le dispositif de sécurité qui l’accompagne) – appareillage qui, s’il n’est pas une métaphore du cinéma, en partage bien certaines caractéristiques et effets.

Peut-être faut-il remonter à cette figure majeure de la modernité qu’est la flânerie, telle qu’elle a pu se définir chez Baudelaire puis Benjamin, ou encore chez Deleuze sous la forme de la balade, pour saisir ce que la proposition de Cronenberg a d’unique et de radicale. En effet, « la flânerie opère une révolution de la perception humaniste fondée sur le primat d’un sujet ordonnateur du point de vue ; elle favorise une esquisse de l’être au monde, où une subjectivité fluctuante s’unit à un univers en constant mouvement, animé de forces matérielles multiples souvent irrationnelles. La flânerie modifie aussi le rapport à l’observation personnelle. »[22] [22] LIANDRAT-GUIGUES Suzanne, Modernes flâneries du cinéma, p. 16, De l’incidence éditeur, Grenoble, 2009. Le flâneur fait par la marche l’expérience imprévisible de la ville capitaliste, bruyante, bruissante, pleine de sollicitations visuelles, sonores – et marchandes -, à la fois seul et ivre de la foule. “Ce mouvement coïncide avec les transformations de la vision induite par le cinématographe”, et dessine un nouveau “partage du sensible” favorisant le banal, le trivial, le quotidien[33] [33] Idem, p. 19-21. .

Objectif a priori sans importance voire dérisoire, parcours urbain labile, lenteur du déplacement : ces éléments semblent inscrire le trajet de Packer dans une filiation avec la forme de la flânerie-balade, par laquelle le cinéma américain des années 70, par exemple, a pu reconfigurer les rapports de l’individu à son environnement, notamment en problématisant la question de l’action. L’exploration (de nouveaux espaces, de nouveaux milieux, permettant de nouvelles rencontres) y prenait ainsi le pas sur la réaction pré-codée. Mais s’il n’a d’autre but – affirmé, répété – que de se faire coiffer, tandis que l’échec de son pari boursier contre le yuan précipite de plus en plus sûrement sa chute, Packer déploie néanmoins son énergie et son argent à faire de la ville une expérience qui n’est précisément pas, malgré ces échos, celle de la flânerie ou de la balade. Et si, comme nous le suggérions, l’appareillage mis en place emprunte bien au cinéma, il le redéfinit tout autant en composant (avec) un nouvel état des images.

Travelling sur un alignement de limos blanches, aux vitres teintées, toutes identiques, à la fois anonymes et extraordinaires. Packer et son garde du corps échangent quelques mots : il lui demande de lui indiquer sa voiture. Sans qu’il ait même esquissé un geste, un raccord l’installe à l’arrière du véhicule, dans le fauteuil agrémenté de deux écrans tactiles qu’il ne quittera presque plus. Un de ses associés est là, ils évoquent la sécurité de l’entreprise (réseau et voiture). Cette première séquence pose un des principes de mise en scène du film : une coupe peut faire apparaître ou disparaître n’importe quel collaborateur ou employé dans cette enceinte mobile. La violence de ces enchaînements, ou plutôt de ces successions disjonctives, contribue à créer une impression d’instabilité et d’incertitude. Surgissement (de Juliette Binoche en plein coït), mais aussi prolongement inattendu (de la “coach en théorie”, par exemple) de présences soumises à la volonté de Packer. Les quelques élus autorisés à pénétrer cet intérieur immaculé n’en sont pas moins éjectables.

Cette puissance du “cut” (sa fonction zappante, pourrait-on dire) n’est néanmoins qu’un des aspects de la modalité de présence-absence au monde explorée par le film. Si l’on revient à cette première séquence, la violence du montage est d’abord produite par le contraste entre le fond sonore ordinaire de la ville et le silence “absolu” qui règne dans l’automobile. “Prousté” (en recouvrant les parois de liège, comme l’explique Packer, évoquant par là ce que Marcel fit subir à sa chambre), l’habitacle est un filtre parfaitement étanche. Comme le parlant avait introduit la possibilité d’usages esthétiques et plastiques du silence au cinéma, l’avalanche de dialogues ne fait ici qu’accentuer l’effet d’un silence – aspiration dans cet intérieur, plein et clos – qui, à ce point d’intensité, semble “inouï” au cinéma. Pas même, pour le spectateur, un souffle dans les enceintes : tout disparaît, en détachant les voix de la chair du monde.

Le visible n’offre guère plus de preuve de matérialité : qu’y-a-t-il derrière ces vitres teintées, qui entourent d’un halo les premiers passagers ? Du “réel” ? Une transparence ? Photographique, ou numérique ? Le spectateur a appris à se méfier (et, aussi bien, à croire) de ces trompe-l’oeil, fonds sur lesquels s’ancrent et se détachent le corps des acteurs pour faire fiction. Le doute quant à la nature de ce qui se trame derrière les vitres a ici deux conséquences : il amène à interroger le corps présent à l’intérieur (qui semble parfois une image – à la fois donc, “sur” et “dans” l’écran), et le monde à l’extérieur (la convention cinématographique de la transparence, et le monde tel qu’il est éprouvé dans Cosmopolis). De fait, seule une mise en contact avec Packer permet d’attester de leur existence matérielle respective. Par le sexe, ou en baissant sa fenêtre, il actualise les corps et le monde, qui soudain se dégage de la surface plane du verre (contre laquelle s’écrase pas mal de choses, comme le visage de son médecin) pour prendre du relief. Plutôt qu’un rapport figure / fond, il y a alors une brève co-présence déterminée par l’appareillage de Packer[44] [44] Vision réduite par l’encadrement, filtrage des agents de sécurité eux-mêmes appuyés par un mystérieux “complexe” traitant les informations en temps réel, réglage des apparitions qui coïncident avec le trajet de la voiture. .

L’interrogation ontologique se trouve encore accrue par la lenteur et l’absence de matérialité du déplacement (cahots, freinage,…), créant une impression de lente translation de deux couches d’image l’une à la surface de l’autre, comme du beurre lumineux sur une poêle en teflon[55] [55] Cette image, en me revenant, me fait constater à quel point l’idée suivante est proche du film : “On appelle ça l’interface ou l’interaction. Ça a remplacé le face-à-face et l’action, et ça s’appelle la communication. Car ça communique : le miracle est que le fond de la casserole communique sa chaleur à l’eau sans la toucher, dans une sorte d’ébullition à distance, comme un corps communique à l’autre son fluide, son potentiel érotique sans jamais le séduire ni le troubler […]. Le code de la séparation a tellement bien fonctionné qu’on est arrivé à séparer l’eau de la casserole et à faire que celle-ci transmette la chaleur comme un message, ou que tel corps transmette son désir à l’autre comme un message, comme un fluide à décoder.” BAUDRILLARD Jean, Amérique, p. 36, Editions Grasset et Fasquelle, Paris, 1986. . Cette expérience sensible, associée à celle du silence, sidère et entraîne l’oeil dans un arpentage inquiet renversant l’ordre narratif et figuratif. Ce n’est pas la faillite du trader qui inquiète, mais bel et bien la nature de ce “quelque chose” qui glisse derrière la vitre, et des rapports qu’il est encore possible de nouer avec.

Le second en-cas que partagent dans un dinner Packer et sa fiancée, une riche héritière qui lui résiste (pas de sexe, indifférence, froideur, monotonie de la voix), étend et généralise ce questionnement, le dégageant de la simple condition automobile. Rien de plus banal, a priori, que de mixer les voix de telle sorte que les dialogues se détachent de l’ambiance[66] [66] Il faudrait décrire plus précisément la façon dont Cronenberg travaille l’écoute, notamment à travers l’agent de sécurité, comme lors du premier en-cas (jeu sur le volume sonore au gré des passages entre intérieur et extérieur et, là aussi, mise en scène d’une écoute démultipliée, qui capte à la fois ce qui se dit dans son oreillette et à la table de son employeur. . Cronenberg joue, comme pour le montage cut et la transparence, des conventions cinématographiques – pas uniquement pour “mettre en scène” (donc construire des rapports d’échelle entre ce qui importe et ce qui n’importe pas), mais aussi pour figurer le rapport au monde de son personnage comme produit d’un appareillage. Ce n’est pas seulement le mixage de Cosmopolis qui réduit l’ambiance sonore à presque rien (un tapis de sons étouffés, avec très peu de “pics”), c’est son personnage. La convention cinématographique est ainsi subjectivée. Ce redoublement en renouvelle alors l’expérience pour le spectateur et en modifie la portée. Les “figurants” attirent paradoxalement l’attention et acquièrent une existence propre, dont on mesure l’incongruité : bouches qui s’agitent en silence, fourchettes qui grattent les aliments sans les embrocher, verres que l’on hésite à porter aux lèvres, disparition soudaine d’une femme alors que l’assiette est encore pleine. Le contraste avec les dialogues (l’audible, clair et distinct) est révélateur : Packer explique que les bruits d’une ville ne disparaissent pas, mais s’accumulent de siècle en siècle. Lorsqu’il ajoute que la ville est aussi calme que le bord d’un lac, sa fiancée lui répond : “Oui, pour des gens comme nous…”[77] [77] Le médecin qui vérifiera l’état de sa prostate dans sa limousine lui avait précédemment débouché une oreille… . La convention se trouve alors chargée d’une dimension critique – voire politique.

A l’évidence, il y aurait moyen de rabattre sur la psychologie de Packer, ou la figure du trader, ce rapport au sensible. Il nous semble cependant que Cronenberg s’attache davantage à “décrire” un type de subjectivité contemporain. Subjectif, donc, mais en ce qu’il s’agit d’une expérience partagée et singulière[88] [88] Dans Walk away Renee (2012), de Jonathan Caouette, il y a ces plans très étranges où tous les piétons des rues de New-York sont floutés pour des questions de droit à l’image. Cela produit, dans un documentaire “à la première personne”, et au moment où le monde n’a jamais autant transité par les écrans, des zones d’invisibilité, ou de visibilité indifférenciée, déstabilisantes et déceptives, qui d’une certaine manière font échec au cinéma. Que seraient les films Lumière aujourd’hui ? C’est sans doute un des “triomphes” du numérique. . Autarcisation, filtrage, contrôle d’un réseau informatif-sécuritaire, tertiarisation des relations humaines (on n’entre dans la limousine[99] [99] Qui est d’ailleurs une variante de l’utopie de Hugh Heffner, fondateur de Playboy : un lieu mobile, connecté, où sexe et production d’informations, plaisir et travail, sont devenus indissociables. Pas étonnant, donc, que la fiancée de Packard soit la seule à ne pas y entrer. Voir PRECIADO Beatriz, Pornotopie : Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, Climats Flammarion, Paris, 2010. que si l’on a un “service” – médical, sexuel, professionnel, etc. – à rendre), indistinction du privé et du public, du travail et du temps libre. C’est à la fois le cinéma réalisé, celui qui a distingué radicalement par un appareillage technique (désormais intégré, corporisé) la star de la figuration, l’individu du commun, même lorsque celui-ci manifeste violemment. C’est aussi sans doute son dépassement, ou sa mise à la question, peut-être moins par l’écran d’ordinateur que par la numérisation et la digitalisation du monde. Les fonctions ne sont plus les mêmes : le “cut” est un clic, ouvrant une infinité de fenêtres superposables, échangeables, duplicables, sécables, de formats mixtes mais dont le contenu est toujours programmé et filtré. Ainsi s’inventent de nouveaux modes de déplacements et de connexions entre soi et les images, entre les images elles-mêmes, entre soi, les images et le réel. Le programme l’emporte sur le hasard, le régulier sur l’irrégulier. La flânerie cinématographique devient navigation numérique.

Le film ne s’achève pas là. L’appareil se désagrège, l’écoute advient par-delà le traitement de l’information (lors de la scène du coiffeur, où pour la première fois Packer se tait et prête l’oreille), et la chair reprend consistance dans la durée des plans. Le cinéma croise ses matières, mais il croise aussi le fer. Et, s’il se métamorphose chaque jour, ce n’est pas sans résister au nom de ce qu’il fut : un regard et une écoute du monde, un certain partage.

Cosmopolis, un film de David Cronenberg, avec Robert Pattinson (Eric Packer), Jay Baruchel (Shiner), Paul Giamatti (Benno Levin), Samantha Morton (Vija Kinsky), Sarah Gadon (Elise Shifrin)

Scénario : David Cronenberg, d'après le roman de Don DeLillo (2003) / Décors : Arvinder Grewal / Photographie : Peter Suschitzky / Musique : Howard Shore / Production : Paulo Branco et Martin Katz

Durée : 108 mn

Sortie : 23 mai 2012