Cheval de guerre, Steven Spielberg

Le temps des héros

par ,
le 28 février 2012

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Cheval de guerre pourrait bien être le grand traité spielbergien sur l’héroïsme, l’oeuvre-somme qui reprend la question selon toutes ses déclinaisons passées (notamment Ryan et La Guerre des mondes) pour en reformuler une version à la fois positive et nostalgique, littéralement teintée, dans sa conclusion, d’un filtre crépusculaire. L’héroïsme est bel et bien une chose du passé, et même Spielberg, dans ce qui semble pourtant, après les grands films inquiets (Minority Report), un retour à sa candeur originelle, en fait le constat. Non, bien sûr, qu’il n’y ait plus d’actes héroïques ou de héros à Hollywood, mais parce qu’on ne saurait construire, dans le monde contemporain, de figure aussi peu ambigüe, dont les motivations affectives ou morales soient aussi claires, et les actes aussi nets. Albert Narracott est un souvenir, une promesse, un rêve d’enfant.

Sentence familiale répétée à l’envi, et que le jeune Al (Jeremy Irvine) fait volontiers sienne, « il y a des petits et des grands jours ». Il faut savoir se montrer à la hauteur de ces fameux grands jours – c’est cela le courage, la valeur d’un homme (car il y a aussi, fatalement, des petits et des grands hommes). Son père fut de ceux-là mais, traumatisé par la Guerre des Boers, il n’est plus que l’ombre claudicante et alcoolisée de lui-même. Pourtant, lorsqu’il endette sa famille pour acheter un cheval qui semble inapte au travail de la ferme, il fait au moins preuve des vertus cardinales selon Spielberg : l’intuition, la fougue, la ténacité et la foi. Ce sera au fils de dresser ce cheval qu’il a vu naître, et qui avait jusque là toujours été rétif à la domestication. Au fils aussi de prouver que le père avait raison. Le cheval (« Joey »), fougueux et gracieux, est également capable de labourer le champ qui permettra d’éponger son coût.

Spielberg fait de ce labourage un morceau de bravoure (le soc faisant écumer la terre grasse et humide, fendant les pierres comme un brise-glace, tandis que les villageois rassemblés autour du champ admirent le fils et la bête), mais c’est le fondu de deux plongées qui l’ouvre, enchaînant le tricot de la mère à la tâche du fils, qui est le plus révélateur. Plastiquement superbe, il pose le partage entre mineur et majeur (recoupant, ici comme ailleurs dans le film, celui du féminin et du masculin). À la femme le petit objet, la tâche mineure surplombée par le visage. À l’homme, le vaste objet, la tâche vitale et la dimension métaphysique d’un corps confronté à la grandeur de la Nature. Si le tricot consiste à fondre un fil de laine dans un écheveau de mailles, le fils creuse son sillon. Loin de réunir la mère et son fils, le fondu révèle donc la différence de nature entre les jours petits et grands, le quotidien sans valeur et l’Histoire en tant qu’épopée – comme entre les êtres.

D’un point de vue figuratif et narratif, Cheval de guerre s’avère audacieux. Bien qu’il subsume, par sa dimension d’idéal spielbergien (fils unique et aimant, travailleur, asexué, apolitique), les déclinaisons intermédiaires des figures du héros, Albert n’est cependant pas le protagoniste. Plusieurs définitions possibles de l’héroïsme sont ainsi éprouvées (et invalidées, à un niveau ou à un autre, par la mort) à mesure que Joey passe de propriétaire en propriétaire, de camp en camp, au fil de la Première Guerre Mondiale. Le scénario compose de la sorte une panoplie complète (des officiers anglais téméraires et orgueilleux – un garçon désertant pour sauver son jeune frère de la boucherie, préférant le pacte familial au national – un grand-père veillant sur sa petite-fille orpheline – etc.), réactivant parfois, dans des contre-points étonnants, certaines iconographies (notamment celle du western, lors de la première offensive anglaise contre un camp allemand).

La forme de la narration n’est pas sans évoquer Au hasard, Baltazar (Bresson, 1966). L’humanisme de Spielberg et la perspective épique du film modifient cependant radicalement le sens de cette forme. Joey n’est plus l’incarnation d’une bonté inconditionnelle confrontée à la bêtise ou à la violence des hommes (une question posée à l’humanité, dans toute la mystérieuse évidence de l’animal), mais une affirmation. Presque une profession de foi. On pourrait supposer un pessimisme profond du film (il existe, mais pas à cet endroit), lorsque l’abnégation de Joey, ne sert qu’à monter un char en haut d’une butte afin qu’il pilonne une ville. Néanmoins, la neutralité (ou plutôt le silence) de Spielberg quant aux raisons de cette guerre (il n’y a ni bons, ni méchants, pas de causes justes ou injustes), suggère autre chose. Joey ne fait que s’adapter aux formes d’héroïsme de ses maîtres successifs (témérité, labeur, etc.) – il est un « véhicule » politiquement et historiquement neutre, ce qui ne l’empêche jamais d’être bon. En perdant tout cavalier lors de la débâcle allemande, il n’est ainsi plus qu’une force, un mouvement pur (d’autant plus qu’il est alors « numérisé »). S’ensuit une séquence de cavalcade au clair de lune, insensée et fantasmagorique, à travers les tranchées, où bondissant et galopant jusqu’à achever sa course démente dans un cocon de barbelés entre les lignes ennemies, Joey révèle sa vraie nature. Il n’est pas un anthropomorphisme naïf, mais l’incarnation de ce sans quoi l’épopée n’est pas possible : un substrat anhistorique, une forme de permanence qu’ici nous pourrions d’un mot nommer, « humanisme ». L’humanisme de Spielberg est cette foi en un fond permanent, un socle universel de bonté, qui guiderait l’Histoire – et que les héros actualiseraient.

La forme politique de cet humanisme n’est pas, comme on voudrait le croire, la démocratie, mais l’aristocratie. L’épopée est un régime discursif qui ne fait de place qu’au héros, maintenant la vaste majorité des hommes (et des femmes, plus encore) dans l’anonymat et l’invisibilité de la foule. Il n’y a pas de peuple, de révolte contre la guerre, de résistance à l’horreur – en somme, de subjectivation des évènements –, mais simplement quelques rares figures individualisées accompagnées d’adjuvants, parmi une masse informe. Le traitement des chevaux, exacerbant celui des hommes, est à cet égard exemplaire : Joey est magnifié, le reste n’est que silhouettes crasseuses de bourrins sans valeur. Cela se traduit en deux mouvements de caméra essentiels dans l’oeuvre de Spielberg : le travelling latéral, qui en épousant le rythme du cheval ou du soldat se dirigeant vers les lignes adverses, le distingue de ceux qui disparaissent en chutant (il est d’ailleurs intéressant de noter à quel point on ne meurt pas dans ce film, mais qu’on disparaît – dans la blancheur sépulcrale d’un gaz toxique, dans une coupe de montage, etc.). Et le mouvement de grue ascendant, qui révèle la menace derrière la colline, ou le carnage après la bataille – grouillement inquiétant d’une troupe, corps étalés dans la boue.

Que faire alors de cette métaphore du courage donnée par un grand-père français qui au sens propre sucre les fraises (Niels Arelstrup), expliquant à sa petite-fille que celui-ci peut aussi consister à traverser la guerre tel le pigeon voyageur – au-dessus du champ de bataille, en en sentant l’horreur, mais en s’interdisant de regarder pour ne pas faillir à sa mission ? N’est-il pas illusoire de prétendre échapper à la vision ? C’est la deuxième fonction du mouvement de grue, que de montrer le regard d’un personnage happé par une vision qui le dépasse. Une colline est un écran entre soi et une horreur qui est de toute façon déjà là, en cours, et à laquelle il faut se confronter. Déjà dans La Guerre des mondes, les plis du paysage se chargeaient de menace. Il n’y a guère ici que les plans aériens de l’ouverture, sur la verte campagne du Devon, pour offrir l’assurance de la paix et de la sérénité – un dépli sans heurt, avant le déploiement des troupes.

La grande question, qui reste ouverte, est donc comment montrer l’horreur sans tomber dans la fascination – ou comment faire de la guerre un grand spectacle moral ? Le calibrage tout-public évacue du champ les détails sanglants, les inserts gores. Cette mise à distance des corps métamorphose le champ de bataille en toile grandiose, comme lors de la scène où Joey est libéré de son étreinte de barbelés. Nappes de brume, lumière gris-bleu, silhouettes d’arbres éventrés. Un lieu parfait pour une rencontre, la présence de Joey entraînant une courte trêve qui permet à un Allemand et un Anglais de discuter comme au café du coin. La séquence n’est pas dénuée d’humour, mais le banal permet surtout à Spielberg de construire au sein de ce qu’il ne peut s’empêcher de représenter comme sublime (le paysage de guerre), un refuge qui permet au spectateur sa contemplation. L’horreur s’y trouve « aménagée ».

D’où vient alors le pessimisme tenace du film, malgré un happy-end qui pourrait sembler grotesque ? Moins du nombre, conséquent, de personnages « disparus », que de la fin de ce que représente Joey. La modernité s’implante progressivement dans et par cette guerre, avec ses mitraillettes, canons, chars. Le métal remplace la chair, l’implacable mécanique les héros. L’humanité s’est donnée aux machines. Dans un geste esthétique très fort, ultime morceau de bravoure du film, la confrontation entre le cheval et un char débouche sur la course de Joey dans les tranchées. Jusqu’alors pur produit du dressage, l’animal cinématographique accède à l’invraisemblable et jouissive liberté du numérique. Les chiffres seraient-ils l’avenir de l’humanité ? La course s’achevant dans les barbelés, la question reste suspendue.

Les retrouvailles finales d’Albert et de sa famille, si elles signent la rédemption du père par le fils à travers une expérience désormais partagée (motif récurrent chez Spielberg), ne se font qu’à la lumière du crépuscule, en contre-jour et à distance. Le souffle épique retombe, épuisé par une guerre qui a (presque) tout pris à chacun. Spielberg, proche en cela de John Ford (She wore a yellow ribbon, 1949, notamment), connait l’ambiguïté de l’héroïsme. C’est une force, une déchirure, un deuil. C’est que ce siècle, qui fut aussi le nôtre, ne faisait que commencer.

Un film de Steven Spielberg, avec Jeremy Irvine (Albert Narracott), Tom Hiddleston (Capitaine Nichols), Benedict Cumberbatch (Major Stewart), Emily Watson (Rose Narracott, la mère), Peter Mullan (Ted Narracott, le père)

Scénario : Lee Hall et Richard Curtis (d'après un roman de Michael Morpurgo) / Photographie : Janusz Kaminski / Musique : John Williams

Durée : 146 mn

Sortie : 22 février 2012