Amin, Philippe Faucon

De la marge à l'interstice

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le 9 octobre 2018

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Amin est traversé par une apparition déconcertante. Alors que le personnage éponyme se trouve dans une agence afin d’envoyer de l’argent à sa famille restée au Sénégal, l’attention se déporte tout à coup sur la file d’à côté, d’où ressort le visage de Fatima, le personnage du précédent film de Philippe Faucon. Que s’est-il passé ? Dans la foulée d’un César du meilleur film remporté en 2016, les sirènes de l’autoréférence auraient-elles dévié de sa route un cinéma qui s’est toujours tourné vers le monde extérieur ? En réalité, pas du tout.

1. Venu en France pour travailler et subvenir aux besoins de sa famille, Amin n’est pas sans lien avec Fatima qui, après le départ de son Algérie natale, a passé sa vie à effectuer des tâches ingrates, difficiles et mal payées. Au travers de ces personnages, Philippe Faucon s’emploie à décrire l’existence d’individus situés aux marges de la société française. Loin d’être gratuite ou complaisante, l’apparition de Fatima souligne la manière dont le cinéaste mène son projet : tout en constituant une occurrence unique, elle fait en effet écho à une écriture plus généralement à l’œuvre dans les films. On assiste ainsi dans Amin à toute une série de moments où le récit s’ouvre à ceux qui entourent le personnage principal, que ce soit à l’intérieur d’un même plan ou par le biais du montage. Au tout début, à la fin d’une journée de travail sur un chantier, Amin se trouve ainsi confondu parmi les autres ouvriers qui, après avoir « badgé », passent un à un une porte-tourniquet. Plus tard, lorsque l’on découvre le foyer de travailleurs où il réside, Amin laisse place, le temps de quelques séquences, à un autre pensionnaire que l’on voit s’étendre sur son lit, puis à un immigrant marocain, Abdellaziz, recevant la visite de sa fille qui s’indigne du montant dérisoire d’une retraite obtenue après une vie passée à travailler au noir.

Si l’apparition de Fatima tient de l’autoréférence, cette auto-référence ne signe ainsi pas la clôture de l’œuvre sur elle-même mais plutôt son extension : à l’intérieur d’un même film comme entre les films, l’oeuvre procède en allant d’un personnage à l’autre, chacun étant une pièce d’un même problème. Filmer les marges, pour Philippe Faucon, c’est entre autres produire des liens ou des rapports entre des individus choisis comme personnages principaux et les autres. L’apparition de Fatima doit alors avant tout se comprendre comme une manière de renvoyer le spectateur à la réalité montrée par les films : à un moment de leurs histoires, les deux personnages se croisent car leurs situations respectives les amènent à faire une même action, envoyer de l’argent au pays. Autrement dit, c’est l’appartenance à un même monde et à une même histoire sociale qui justifie la co-présence de protagonistes de films différents dans une même séquence (chaque film étant comme le hors-champ d’un autre).

2. Tout en adoptant parfois comme titres des prénoms, les films de Philippe Faucon travaillent dans l’écart qui relie un personnage aux autres, et l’on pourrait dire qu’Amin, en raison de la situation particulière de son personnage, investit l’écart à plusieurs titres. Le titre-prénom qui suggère une réduction à un personnage n’est d’ailleurs pas plus exact que l’affiche qui promet pour sa part une histoire de couple : il faudra attendre plus d’un tiers du film pour que le personnage partageant l’affiche, une infirmière prénommée Gabrielle (Emmanuelle Devos), entre en scène. Le parcours d’Amin passe auparavant par trois étapes : le chantier où il travaille, le foyer où il dort, puis le Sénégal où, le temps de quelques jours, il rapporte au village une somme réunie auprès de compatriotes et retrouve les siens. Contrairement à la vie de Fatima qui semblait se partager en deux, entre le travail et la famille vivant en France, celle d’Amin pourrait se diviser en trois, l’éloignement de la famille faisant du foyer un lieu d’attente entre le travail et la famille en même temps qu’une zone intermédiaire entre deux pays.

Lorsque, de retour du Sénégal, Amin est affecté à un nouveau travail dans le jardin de Gabrielle, l’arrivée de ce nouveau personnage redouble en quelque sorte ce premier écart entre deux pays par une tension affective entre deux femmes. Le rapprochement de l’ouvrier sénégalais et de l’infirmière française s’opère à travers une forme de symétrie : à la situation d’Amin séparé de sa famille répond la situation de Gabrielle qui partage la garde de sa fille avec un ex-mari particulièrement étouffant et désagréable, sorte de patron de substitution. Une faiblesse pourrait d’ailleurs se loger à cet endroit, comme si le film mettait sur un même plan la souffrance de deux personnages, dont l’un, malgré des difficultés certaines, emploie l’autre et peut encore se rattacher à une classe moyenne française. Mais le film ne masque pas cette différence, et l’absence d’une pesée des douleurs qui placerait d’emblée l’attraction des personnages sous le signe de l’inégalité constitue en réalité l’une de ses délicatesses.

Amin ne sera pas le récit d’une exploitation sociale prenant la forme d’une exploitation sexuelle, et le couple d’Amin et de Gabrielle se forme dans la transparence et pas sur des non-dits. Chacun occupe auprès de l’autre la place vacante du conjoint : cela est clair, mais sans pour autant que cela implique une volonté de s’accaparer cette place ou de faire de l’ombre à celle à qui elle revient de droit. La manière dont Gabrielle refuse un cadeau d’Amin ou lui demande s’il trouve séduisantes des passantes, ajoutant malicieusement qu’il peut répondre sans crainte car sa femme n’est pas là, dit assez bien le caractère original de la relation, sans attente et sans jalousie. Mais, par-delà la conscience de ces deux personnages, le récit lui-même maintient en filigrane la présence de la femme d’Amin, Aïcha, en consacrant plusieurs séquences à ce qu’elle vit, seule, au Sénégal. Amin se construit ainsi intelligemment, moins en se focalisant sur un homme partagé entre deux pays et deux femmes qu’en faisant résonner les expériences de trois personnages. Témoignage, là encore, du souci de Faucon de produire des liens et des écarts, sans escamoter les difficultés et sans porter de condamnation.

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3. Avec Amin, Faucon n’a pas réalisé un film d’amour, et sa question n’est évidemment pas du tout de savoir s’il est bien ou mal pour son personnage de coucher avec une autre femme que la sienne. La conscience et les sentiments l’intéressent sans doute, mais comme corrélats subjectifs d’une situation sociale. La séparation est ainsi dure à vivre pour Amin comme pour sa famille, qui peut être perçu comme un « faux mari » ou un « faux père », mais elle est aussi supportée voire encouragée comme un sacrifice nécessaire en vue d’un avenir meilleur. Et du côté des femmes, la solitude pèse autant que la pression sociale qui frappe par éclats, sous forme de rumeurs ou de préjugés sexistes ou racistes, qu’il s’agisse d’Aïcha à qui l’on demande de rester à sa place alors qu’elle a la charge de sa famille, ou de Gabrielle dont la relation avec un étranger provoque l’hostilité. En suivant ses différents personnages, le cinéaste trouve ainsi matière à révéler une double violence, puisqu’à la violence sociale et économique subie par les individus s’ajoute ici une violence intime susceptible de porter atteinte à la cohésion familiale ou de menacer la place que l’on occupe dans une communauté.

La fragilité particulière induite par l’éloignement du pays et les conditions de travail transparaît notamment lors d’une séquence où un jeune maghrébin sollicite les services d’une prostituée d’origine algérienne et, au moment de passer à l’acte, se retrouve incapable d’avoir une érection. Motif prosaïque, mais qui fait ici le pont entre des précarités sociales et spirituelles, la « panne » étant rapportée soit à la fatigue soit à la nostalgie du pays. La présence dans le récit de personnages de travailleurs d’âges et d’origines différentes est ici essentielle au projet de Philippe Faucon, lui permettant de tisser autour d’Amin un réseau de voies parallèles. C’est cette présence des personnages secondaires (mais qu’il serait peut-être plus juste d’appeler « périphériques ») qui nous indique que le sacrifice d’une vie consenti dans l’espoir de donner aux siens un avenir meilleur peut aussi conduire à un retour au pays dans un cercueil, ou que la solitude et le besoin d’affection peuvent aussi bien déboucher sur un échange marchand entre immigrants que sur une rencontre entre un ouvrier et celle qui l’emploie.

4. Philippe Faucon, en nous ramenant à la fin de son récit sur le lieu même où il avait commencé, le donne comme une découpe pratiquée dans la continuité d’une histoire. Amin est un film sans grand événement, qui, par le sens de la mesure et de la touche propre au cinéaste, se tient également à distance du larmoiement et de la bonne conscience. Dans la découpe pratiquée, l’existence des personnages est exposée à travers des scènes relativement courtes, mais dont l’enchaînement obéit à un double régime de continuité et d’analyse. Il s’agit d’une part d’épouser la trame du quotidien, ses espaces et ses corps, et d’autre part de faire ressortir sous forme concentrée les forces qui le constituent ou le dévient. Le réseau des relations entre personnages, ainsi que la tension d’Amin entre deux pays et deux femmes, prennent place dans ce double régime, et c’est ainsi que le film, à partir des rets serrés du travail et de la solitude qui constituent l’ordinaire des « travailleurs immigrés », manifeste des écarts dont émergent aussi bien des éclats de violence que de douceur, la force de l’habitude que la force de la rencontre.

On évoque souvent le César reçu par Fatima comme le moment où le cinéma de Philippe Faucon, qui fait pourtant partie du paysage cinématographique depuis plus de vingt ans, a rencontré le public. Et il est à craindre, puisque certains, avides de grand Art, ont vite fait de voir l’absence de style là où il y a singularité du récit et affirmation d’un parti pris d’écriture, que la mesure de Philippe Faucon n’a pas fini de lui porter préjudice. Son approche n’a certes rien à voir avec la veine mélodramatique de Todd Haynes dans Loin du paradis, ou même avec le drame tendu et ponctué de décrochages oniro-poétiques d’Une saison en France de Mahamat Saleh Haroun, (qui, sorti en janvier, racontait la rencontre d’une femme française et d’un sans-papier). Et la dimension sociale, chez lui, ne prend pas la forme démonstrative d’une confrontation entre personnages de classes opposées ni celle d’un affrontement jusqu’au-boutiste d’un couple improbable contre des mentalités étriquées, à la manière d’un Fassbinder avec Tous les autres s’appellent Ali. Faucon se situe plutôt quelque part entre Bresson et le néoréalisme italien, et son cinéma pourrait se caractériser, à rebours de tous les excès, par le fait que tout s’y produit à partir d’une continuité, le meilleur (l’amour), comme le pire (la mort).

La manière dont s’opère le rapprochement d’Amin et de Gabrielle, par un regard un peu plus prolongé que d’habitude et une main qui en saisit inopinément une autre, est sur ce point exemplaire. Mais elle montre aussi que la façon qu’ont les actions de se fondre dans une continuité n’implique pas l’enfermement des personnages dans « le cours des choses ». Si le couple d’Amin et de Gabrielle est bien le cœur du récit, c’est justement dans la mesure où il nous signale que quelque chose comme un rapport égalitaire, à partir des positions de chacun et dans la continuité même, peut avoir lieu. Parti de la marge et travaillant les écarts, le film dévoile ainsi un interstice.

Ni absence de style, ni réduction des personnages au social, ce que l’on trouve chez Philippe Faucon est avant tout une capacité d’attachement et d’attention très fine au réel. Aussi ne s’étonne-t-on pas de trouver dans son film un échange où, alors que Gabrielle dit à Amin que c’est selon elle sa beauté qui lui vaut d’être souvent contrôlé (attirant sur lui la jalousie des policiers), il répond que c’est elle qui est belle, car elle n’est pas comme les autres et accepte de passer du temps avec lui. Ce qui rend possible la relation des personnages et transparaît dans le regard porté sur eux est en effet une même chose, que l’on peut, si l’on veut, appeler « beauté ».

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Un film de Philippe Faucon, avec Moustapha Mbengue (Amin), Emmanuelle Devos (Gabrielle), Marème N’diaye (Aïcha), Noureddine Benallouche (Abdellaziz), Moustapha Naham (Ousmane)

Scénario : Philippe Faucon, Yasmina Nini-Faucon, Mustapha Kharmoudi (sur une idée originale de Yasmina Nini-Faucon) / Image : Laurent Fénart / Montage : Sophie Mandonnet, Mathilde Grosjean

Durée : 1h31

Sortie le 3 octobre 2018