Albert Serra

D'une modernité l'autre

par ,
le 2 novembre 2016

La mort de Louis XIV est le quatrième film d’Albert Serra. Mais le quatrième seulement à l’exclusion d’autres films réalisés pour des institutions artistiques. Initialement conçue comme une performance, la mort de Louis XIV aurait d’ailleurs dû prendre place dans le hall du Centre Georges Pompidou. Avec un pied dans le cinéma et un autre dans l’art, Albert Serra est aujourd’hui un cinéaste exemplaire de ce croisement. Le plus sûr à suivre, même : cinéphile, il refuse d’être un cinéaste provincial ; et esprit fort, il se joue amoureusement de l’art contemporain. Quel rapport, entre le cinéma et ce monde de l’art où il vient d’ailleurs de signer un nouveau chef d’œuvre, invisible en France, Singularity ? La liberté, essentiellement. La liberté de la pratique numérique du cinéma et la liberté des formats et de l’expérimentation dans l’art.

Dix ans après Honor de cavalleria, il fallait inviter Albert Serra à esquisser un bilan d’étape. Revenir sur l’actualité du numérique, sur sa méthode actuelle de travail, l’influence de l’art contemporain. L’interroger sur les singularités de La mort de Louis XIV, qui achève la rupture avec le système des premiers films. Comme à son habitude, le cinéaste se révèle un commentateur avisé et truculent. Mais les provocations ne doivent pas donner le change. Dans La mort de Louis XIV, la tradition historique revient au Roi-Soleil et à son chroniqueur, Saint-Simon. Aujourd’hui à la pointe de la modernité, Serra y est aussi pour avoir su y faire la part des choses. « Baudelaire est plus moderne que les postmodernes », glisse-t-il une fois le micro éteint[11] [11] A lire également, la critique de La mort de Louis XIV, “Roi soleil pour chambre obscure”, et “Albert Serra, souverain“, qui revient sur l’ensemble de l’œuvre. .

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Albert Serra : Les dialogues, dans La mort de Louis XIV, ont une fonction dramatique. Mais en même temps ils sont assez drôles et poétiques. C’est plus cohérent, plus doux et familier que dans Histoire de ma mort. C’est un peu à cause des acteurs, Patrick d’Assumçao et Marc Susini, qui sont de vrais acteurs et viennent du théâtre.

Les dialogues sont en majorité improvisés, surtout ceux entre les médecins et les valets, pour créer une rivalité entre les personnages. On peut avoir une impression d’écriture du film, des dialogues, mais c’est une illusion. Cela tient à nouveau aux acteurs, qui sont intelligents et ont une probité historique. Conformément à ma méthode de travail, je lance des pistes, je donne des idées pendant la prise, je cherche l’originalité, mais pour la précision historique, ce sont les acteurs qui se chargent de cet imaginaire, moi cela m’ennuie.

Je n’ai jamais choisi un acteur pour sa capacité artistique ou professionnelle. Ma décision vient toujours de quelque chose d’humain, d’un choix au niveau personnel. La dimension professionnelle est secondaire. Je ne vois pas de différence entre acteurs amateurs et acteurs professionnels. Et cela ne change pas ma façon de travailler. Mon système à trois caméras, sans combo, avec des allers-retours entre les scènes, c’est un système où l’acteur professionnel ne peut plus disposer de ses repères habituels. Il doit s’adapter à ma méthode et c’est à ce moment-là que l’on peut trouver des choses intéressantes, qui font grandir l’imaginaire et le souffle historique. Jean-Pierre Léaud a été heureux de tout cela, car il n’avait pas la pression de la direction de la caméra. Il pensait faire un film digne de son passé et en même temps il était soulagé de ne pas pouvoir tout contrôler. Il n’y avait pas de centralité où il aurait pu trouver un peu de confort. Mais dans le même temps Jean-Pierre était très surprenant pour moi aussi : son jeu n’était pas continu, il pouvait passer d’un ton à un autre, être un roi très différent d’une prise à l’autre. J’ai adoré ça. Cela m’a donné des choses encore plus riches pour le montage.

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Il y a deux mondes dans la chambre du Roi. Un ami m’a dit : ce n’est pas une différence de jeu d’acteur, ce sont deux mondes qui se font face. On est très familiers avec tous les personnages, mais quand on arrive au pied du lit, cela devient une abstraction. Tout ce qu’il y a à l’intérieur du lit, c’est abstrait. C’est le reflet du pouvoir absolu, le pouvoir est abstrait. Plusieurs scènes de visites du roi n’aboutissent pas, mais c’est historique, le roi renvoyait ses visiteurs. Louis XIV était seul et voulait rester seul. Jean-Pierre a fait sienne cette phrase : « à partir de ce moment-là, il était seul avec lui, pour lui-même, avec lui-même ». C’est de l’héroïsme total. Et la pompe continue, même si la pompe n’a plus de sens. La paralysie du roi paralyse tous les autres.

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Nous avons travaillé comme sur mes autres films. La seule différence, c’est que nous devions arrêter à dix-neuf heures. Ce qui m’a un peu embêté, car je préfère suivre l’inspiration des acteurs, trouver le moment juste, l’instant de la meilleure inspiration, profiter de la fatigue de l’acteur. Comme l’exercice prend du temps, la limitation par un horaire est une véritable contrainte pour moi. Si j’ai besoin de cinq minutes de plus, j’en ai vraiment besoin, je ne peux pas interrompre. Mais au final cette limitation n’a pas été trop contraignante, car Jean-Pierre était fatigué à la fin de la journée. Et comme il était le roi, c’est lui qui commandait. En tout, nous avons tourné seize jours en France et quatre jours au Portugal pour les extérieurs. Nous avions soixante-dix heures de rushes, ce qui est modeste dans mon cas.

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J’ai créé une équipe de monteurs, avec trois jeunes que j’ai formé selon ma méthode. On regarde tous les rushes et on prend des notes sur tout. Avec trois ordinateurs séparés, chacun monte différentes scènes. On tente de tout monter, de rejeter le moins de matériau possible. Je garde pour moi les scènes les plus difficiles, où il y a le plus de dialogues. Une fois que la structure est en place, on garde un seul ordinateur. C’est un dispositif que j’ai mis en place pour mon dernier film Singularity (un film de treize heures, entièrement dialogué), et cela permet un montage relativement rapide (environ cinq mois pour La mort de Louis XIV).

Dans la méthodologie que j’ai inventée, il y a un point pratique important, c’est le refus de la synchronisation des rushes par le logiciel de montage. Final Cut X, Adobe Premiere et Avid sont programmés de telle sorte qu’un pré-montage est déjà opéré par le listage des plans. Moi je refuse cette synchronisation par l’ordinateur. Je ne veux pas synchroniser les trois caméras, je veux faire tout le travail moi-même. Je veux m’obliger à aller chercher dans les rushes ce dont j’ai besoin, ne pas me servir des repères créés par l’informatique. C’est dans cette matière, dans cette recherche des images que l’on devient monteur et que l’on arrive à des fantaisies.

Je suis très fier du montage de La mort de Louis XIV, en particulier des cinquante dernières minutes. Surtout des transitions d’une scène à une autre et de la ponctuation des ellipses. Dans Histoire de ma mort, j’avais déjà travaillé cela, en introduisant une nouvelle scène, un autre plan, tout en gardant la continuité du son comme s’il n’y avait pas d’ellipse. Et inversement, j’ai aussi pu couper dans le son, introduire une ellipse dans le son alors qu’il n’y a pas de nouvelle scène ou de rupture dans la séquence. Dans La mort de Louis XIV, après l’autopsie, le prêtre arrive et il y a une continuité du son alors qu’il y a ellipse temporelle. La perception elle-même est floue. C’est l’idée de prendre le point de vue du roi. Et le regard-caméra du roi vient de là. Au début, j’étais un peu sceptique, mais je l’ai gardé, pour le partage de l’intimité du roi.

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Les ruptures de ton dans le film sont un mélange d’ironie et de désir de provocation. Mes autres films étaient si fous, si excentriques, qu’avec l’unité de lieu, de temps et d’action, je voulais des ruptures, violenter le sujet. C’était très difficile. Nous avons travaillé sur des petites choses, au niveau du son, des dialogues, etc. C’était dangereux, car cela risquait de casser le sacré. Dans Histoire de ma mort, il y avait l’extérieur, le caractère excessif de Casanova. Là, les possibilités pour insérer de la folie étaient beaucoup plus restreintes. C’est surtout au montage que l’on a trouvé de l’hétérogène, qu’on a cherché des sensations en tentant de garder un équilibre. À la fin, après l’autopsie, je voulais encore une rupture, finir avec une dernière provocation. Comme pour me faire pardonner d’un film n’ayant pas la folie des autres.

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Nous avons utilisé une caméra qui avait neuf ans, la première Panasonic Varicam. Je l’ai choisie contre l’avis de tous les techniciens du film. Et ça a très bien marché. Mais je voulais faire un transfert en 35 mm que le producteur n’a pas accepté, jugeant la dépense inutile. J’aurais aimé une image encore plus organique, encore plus riche. Je voulais le transfert en négatif, mais sans le positif. Sans le négatif du son. Cela aurait permis une économie dans le coût du transfert.

Le numérique a été créé pour changer la façon de tourner. Mais aujourd’hui on a fabriqué des caméras numériques pour le cinéma traditionnel. Et ces nouvelles caméras fonctionnement de la même façon que les anciennes, en reprennent les mêmes contraintes – durée d’enregistrement limitée, obligation de faire le point, etc. Presque tous les défauts de l’argentique ont été repris dans les grosses caméras numériques. Et tout ce qui devait libérer est devenu contraignant.

Il reste certes les petites caméras, mais elles ont beaucoup changé. Celle dont je me servais a maintenant le full frame, et ça donne une esthétique que je n’aime pas. Il faudrait construire de nouvelles caméras pour le domaine artistique, revenir à l’idéal d’Aaton. Il faudrait de petites caméras ergonomiques et transportables, qui auraient la texture des anciennes Panasonic, avec un peu plus de définition et un super disque dur. On devrait pouvoir tourner dans l’obscurité et avoir plusieurs possibilités de format. Il faudrait aussi que la caméra requiert un seul opérateur, ce qui apporterait du calme sur le plateau. Il faudrait également que la copie de sécurité se fasse automatiquement. Et surtout que l’on puisse avoir plus de batteries. Aujourd’hui des batteries équipent des voitures électriques pouvant parcourir six cent kilomètres, mais celles du cinéma ont toujours la même capacité… Toutes ces améliorations ne devraient pas coûter bien cher.

Le numérique reste pour moi le seul moyen de faire du cinéma. Sans le numérique, je ne serais pas devenu cinéaste. C’est très ennuyant de tourner un film en 35mm. Même Pasolini, que je respecte, a accepté de tourner des films comme ça. Il a accepté toutes ces complications, toute cette lourdeur technique. Autant travailler dans une banque. Mais peut-être que le résultat en valait la peine pour Pasolini. Il a sauvé des choses qu’il fallait sauver.

Adieu au langage m’a intéressé pour les plans dans l’intimité du couple. On n’avait jamais vu la 3D utilisée pour la nudité féminine, pour des objets charnels et vraiment vivants. En général, la 3D est utilisée pour l’espace, pour la géométrie de l’espace. Mais utilisée pour des chairs réelles, dans un espace statique, dans une maison, c’est émouvant, contradictoire. Ça marche très bien, c’est parfait. C’est un peu comme la décision de passer du 1,33 au 2,35 pour Histoire de ma mort. Les côtés de l’image sont vides, il y a une centralité dominante, c’est contradictoire, mais ça donne une atmosphère.

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En dix ans, j’ai autant travaillé dans l’art contemporain que dans le cinéma. Le seigneur a fait pour moi des merveilles (2011) et Les noms du Christ (2011) ont tous les deux étaient commandés par des musées (respectivement le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone et le Musée d’Art contemporain de Barcelone). Les Trois petits cochons (2013) a été réalisé dans le cadre de la dOCUMENTA de Kassel et Singularity (2015) l’a été dans le cadre de la Biennale de Venise. J’ai fait quatre films pour l’art contemporain, quatre dans le cinéma.

Singularity, j’adore, c’est génial, un chef d’œuvre. La Biennale, c’était un concours et j’ai gagné. Treize heures sur les mines, la concurrence dans les compagnies des mines en Irlande, dans les années 30, où une des compagnies crée une maison close où toutes les prostituées sont lesbiennes. Des gens arrivent de l’extérieur pour chercher de l’or. Avec des drones, ils vont visiter d’autres planètes pour chercher de l’or. Ils embauchent des artistes pour travailler dans les mines car les mines sont très belles. C’est un mélange entre Alexander Kluge, Histoire de ma mort, Fassbinder et Warhol. On l’a montré à Barcelone et à Toronto. Pour le collectionneur de Prada, ce n’est pas l’idéal, il préfère quelque chose à mettre dans un salon ou un musée.

Aujourd’hui, c’est l’art contemporain qui m’intéresse le plus. C’est là où il y a le plus de liberté. Les gens sont contents, c’est moins compliqué que dans le cinéma. Et c’est là où on peut envisager le cinéma du futur. C’est dans l’art contemporain que se joue le cinéma. Pas dans le documentaire, pas dans les festivals. Mon prochain film est une fiction sur le monde de l’art contemporain. J’en suis à la troisième version du scénario. Mais il n’est pas plus facile de travailler dans l’art contemporain que dans le cinéma. Et ce même si le monde de l’art fait partie de cette élite qui devient toujours plus riche. C’est une bulle, c’est fascinant. Ils savent se protéger de la crise. Les profits des banques sont privés, mais s’il y a des soucis, on socialise les pertes… Je prévois quand même une crise dans l’art contemporain, certaines valeurs vont chuter.

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La France reste le pays du cinéma et un pays de culture. En Espagne, la situation est difficile et je me sens très seul. Mais la France a aussi des problèmes sérieux, qui sont en fait ceux de l’Europe. De l’Union européenne, non pas de l’Europe. La première est une défaite, un désastre total. Les très grandes firmes ne paient toujours pas d’impôts… Cela ne se passe comme ça aux États-Unis. Pour l’immigration, l’UE ne parvient pas à définir une politique. Et une monnaie unique avec des politiques fiscales différentes, c’est une blague ? Certains veulent plus d’intégration, mais les pays ont aussi des maux spécifiques. L’Espagne a un problème de chômage qui n’est pas celui de l’Autriche. Peut-être le cadre national permettrait-il de mieux régler certaines choses. Reste que l’Europe n’a pas su opposer une alternative morale aux États-Unis.

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Propos recueillis à Paris, le 28 octobre 2016.

Toutes les images sont extraites de films d'Albert Serra : La mort de Louis XIV (2016) / La mort de Louis XIV et Histoire de ma mort (2013) / La mort de Louis XIV / La mort de Louis XIV et Singularity (2015) / Singularity.