A la recherche de Jean-Daniel Pollet (WIP 4)

Avec Sarah George-Picot, Hugo Santiago et Pierre Beuchot

par ,
le 29 juin 2013

Parfois je n’ose pas sortir mon enregistreur, parfois je le sors et je fais une mauvaise manœuvre, parfois il y a dans le Café où se tient le rendez-vous tellement de bruit que la voix de mon interlocuteur est recouverte. Heureusement, je prends toujours des notes à la main durant l’entretien. Et, au retour, je les retranscris tout de suite. Rajoutant des détails que je n’ai pas notés mais dont je me souviens encore. Je me dis que j’aurais toujours le temps de revenir voir ces témoins quand j’entamerai ma rédaction du livre, avec, alors, des demandes précises sur des manques qu’ils pourraient combler.

Voici donc sans plus attendre, trois rencontres non enregistrées sur magnéto. À l’ancienne. Sarah George-Picot, Hugo Santiago, Pierre Beuchot.

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SARAH GEORGE-PICOT (8 janvier 2013)

Corps lourd, lent, marche difficile, cheveux gris, mais voix cristalline, sourire permanent, elle trottine entre sa cuisine et son salon encombré de cartons pas déballés, me propose du thé, se prépare une Ricoré, en fait c’est son petit déjeuner même s’il est presque 17 h… elle dort le jour, vit la nuit, lit beaucoup, écrit (ses mémoires)… me montre son « jardin » à ras de fenêtre… elle est au 1er étage et son appartement à l’arrière de l’immeuble donne sur un toit plat qu’elle a transformé en pelouse plantée de rosiers et autres arbrisseaux fleurissants, son chat peut s‘y promener en y sautant depuis la fenêtre ouverte de la cuisine, elle-même s’y glisse en montant sur une chaise et en se coulant sous le vasistas incliné, m’explique-t-elle… je lui ai apporté deux DVD : Méditerranée et Jour après jour, mais elle n’a rien pour les lire… on parle de tout et de rien, elle saute d’un souvenir à un autre sans terminer ses anecdotes, parle beaucoup de son père, de sa mère (d’origine argentine) mais en la ramenant sans cesse à des points clés j’arrive à cerner ce que je veux préciser : la rencontre avec JD, comment est-ce arrivé, où ? C’est mon mari qui me l’a présenté, son mari s’appelait Albert de Mun, les de Mun, grande famille bourgeoise, catholique, et qu’est-ce qu’il faisait votre mari comme métier ? Journaliste, à Paris Match, il y a une photo de lui dormant dans les locaux de Paris Match en plein mai 68, il passait sa vie au journal… Quand nous nous sommes rencontrés, j’avais dix-huit ans, lui quelques années de plus, il finissait ses études, je suis tombée enceinte, il a fallu se marier dare dare… elle n’arrive pas à situer si ce mariage c’était juste avant 1960 ou juste après… les parents d’Albert avait un grand appartement dans le XVIe, ils en ont coupé une partie qu’ils nous ont donnée, il y avait une nanni danoise, qui s’occupait de notre enfant… un jour un ami de mon mari, Jean-Luc de Kharboucha est venu avec JD et nous sommes partis déjeuner ensemble, on marchait à la queue leu leu sur un trottoir, JD était juste devant moi et je me disais : mon dieu que ce garçon a un gros derrière ! mais quel beau visage il a… et quand nos yeux se sont croisés, c’était fait, le coup de foudre… le lendemain il a déposé à l’entrée, sur le tapis, un livre et un disque dont on avait parlé pendant le repas, la musique de son film Pourvu qu’on ait l’ivresse… quelques jours plus tard, j’ai laissé mon mari à Paris et je suis parti à Noirmoutier avec deux copines et JD, et la Cadillac de JD, j’étais assise à côté de lui à l’avant, on osait à peine se regarder… au bout de trois jours, j’ai remis les copines au train et je suis resté seul avec JD et on ne s’est plus quitté pendant des années, sept ou huit je ne sais plus…

J’avise une photo posée sur une table, mise là pour que je la vois, elle est signée Boubat… c’est elle vers trente ans… dans sa chambre elle a une boîte de photos, son père, sa mère, sa cousine Marie-Madeleine, la grande résistante, ses chiens, et surtout la plus émouvante pour moi : elle avec son enfant à quelques mois, donc quand elle avait 18 ans… Sur un lutrin trône un poster montrant Gaston Gallimard, comme une photo d’ancêtre… Vous l’avez connu ? C’était mon second grand-père : mon grand-père et lui étaient copains de lycée, ils ont fait les quatre cent coups ensemble et ne se sont jamais perdus de vue… elle l’a vu à Cannes une fois lors d’un voyage vers Rome en décapotable avec Antoine, ils s’étaient arrêtés pour dormir chez le vieux Gaston…

Sollers ? C’est elle qui l’a présenté à JD, mais elle le regrette car son texte pour Méditerranée n’est pas fameux, elle a aidé JD à en couper pas mal (Pollet, lui, me disait qu’il avait trouvé le texte de Sollers trop court et que cela l’avait poussé à répéter certaines phrases comme certaines suites d’images se répétaient)…

Duhamel ? C’est Sarah encore qui l’a proposé à JD. A vérifier. Elle était amie avec un des amis d’Antoine Duhamel, un musicien prénommé Maurice, elle cherche, son nom ne vient pas, je propose Jaubert, non ce n’est pas ça… Elle trouve la musique d’Antoine pour Méditerranée magnifique.

Elle a fait des études jusqu’au bac. Lycée Victor Duruy. Rohmer venait l’attendre à la sortie, il aimait les petites filles mais ça je ne le savais pas. On discutait de cinéma et de livres, je lisais tout, je voyais tout.

Sarah a fait partie des fondatrices du MLF, à son retour de New York, où elle militait à Newsreel avec les Black Panthers (on était surveillé par la CIA)… donc a bien connu Antoinette (Fouques), Silvina (Boissonas), Marie Dedieu (ma meilleure copine, je lui ai dit qu’elle ne devrait pas vivre en Afrique, toute seule comme ça), une splendeur…

Et Tobias Engel ? Oui mais il me détestait… Sur le tournage de Tu imagines Robinson tout le monde me faisait la guerre, sauf l’assistant grec… Après Méditerranée je lui ai dit : JD, personne n’a compris la Méditerranée comme toi !

Les meilleurs moments avec JD ? Dans notre maison, à Saint Césaire-sur-Siagnes (elle m’épelle ce nom), au bout du village où habitaient les Larteguy, dominant la rivière où j’aimais m’ébattre pendant des heures, JD lui ne se baignait pas, il restait assis sur un rocher, me regardait, songeur, pensait à ses films… lui et moi on était un peu comme des jumeaux, c’était comme un frère pour moi. Un jour il était remonté à Paris travailler, j’appelle à la maison, rue du Bac, c’est une femme qui décroche, elle était donc dans mon lit, à ma place, j’ai été très choquée, jalouse, une de ces petites actrices qui lui tournaient autour, il était tellement beau, c’était pas un coureur, un baiseur, il aimait séduire, et pour les séduire il leur proposait des rôles, il était amoureux de Françoise Hardy, c’est pour ça qu’il lui a proposé Une balle au cœur, que moi j’appelle une balle au cul, mais elle a rien compris et elle est revenue en disant beaucoup de mal de JD…

Le lendemain matin, coup de fil de Françoise Geissler, à qui j’avais laissé un message lui disant que j’aimerais la rencontrer en vue d’une bio de JD… Tu te lances dans un boulot immense, bonne chance ! Elle me propose de tracer un arbre de rencontres de JD, en s’appuyant sur celles qu’elle a vécues et celles que Pollet lui a racontées… j’irai la voir dans le Vaucluse où elle réside encore quelques mois dans une maison qu’elle achetée (avec l’argent de la vente de la Ferme Favet, que Pollet lui avait laissé en mourant) mais qu’elle veut revendre : c’était une erreur, je t’expliquerai…

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HUGO SANTIAGO (14 janvier)

Hugo a été ami de Pollet pendant dix ans, c’est JD qui a pris contact le premier avec Hugo, suite à la projection d’Invasion.

Hugo connaissait les films mythiques de Pollet… amitié à base d’estime réciproque… Hugo faisait partie de la bande à JD qui allait boire des coups chez Castel… quand il a eu l’avance pour Les Autres (d’après un scénario de Borges et Bioy Casares), après des tentatives vaines de gros montage financier (impliquant Jane Fonda, Orson Welles, etc.), Pollet a proposé en 73 de produire le film avec sa société Illios, société de courts métrages (on verrait plus tard pour l’agrément CNC)… l’affaire a pu se monter grâce à un apport de Louis Malle (que Santiago avait croisé à Mexico dans un festival et qu’il avait retrouvé dans une fête à Paris, où JD les a rapprochés) et un apport de l’ORTF (d’une commission d’aide au cinéma présidée par Jean-Pierre Angrémy)… Hugo donne pas mal de détails sur cette aventure (dont Pierre-Henri Deleau narre sa version – épique – dans un bonus du dernier coffret Pollet), il insiste sur le rôle capital d’Hubert Niogret, le directeur de production, la sélection à Cannes où le film est hué, la sortie parisienne jouant sur l’approbation des intellos en vogue alors (Barthes, Foucault, Deleuze, etc.)… Hugo est aussi un témoin précieux pour la vie de Pollet à cette époque, il a connu Sarah puis Muriel (la mère de Boris), il évoque les liens de JD avec le MLF via Marie Dedieu (dont Sarah m’a déjà parlé)… quand la bande à Antoinette a commencé à faire des films avec l’argent de Silvina c’était Illios qui signait les bons de commande de matériel (d’éclairage par exemple)… Hugo vivait rue de Grenelle (dans l’appartement de Pollet) pendant le montage des Autres, qui avait lieu à la cave.

Quelques jours plus tard, je retourne chez Hugo Santiago lui porter une copie de Jour après Jour et prendre un DVD de son film Invasion (un film étonnant, une sorte de polar intello-politique, mis en scène comme un ballet)… je demande à Hugo de me parler de sa carrière (faire la bio de quelqu’un c’est aussi relater avec précision des éléments sur les gens qu’il croise, ça se ramifie sans cesse)… mais il veut d’abord m’alerter sur JD et son goût invétéré pour l’alcool… il buvait plus que nous tous… mes amis (Raoul Ruiz, Saer) buvaient énormément, et ils ont fini par en mourir, mais ce n’était pas comparable : JD a subi plus de 10 cures de désintoxication, il était saoul dès midi quand je venais le chercher à Neuilly et que nous allions déjeuner dans un chinois, il n’arrivait plus à sortir sa Jaguar du garage, bing à gauche, bang à droite, la carrosserie était pleine de bugnes… Hugo est arrivé en France en I959 grâce à une bourse argentine de jeune poète, avec le projet annoncé de voir Bresson… recommandé par Gomez de la Cerna, il va montrer ses vers à Cocteau, dans son petit entresol du Palais Royal, Cocteau apprécie le jeune homme et lui demande s’il peut faire quelque chose pour lui. Plein de choses, répond Hugo. – Non juste une, tu me dis une chose que tu désires et je te l’offre. – Une ? Rencontrer Robert Bresson… Cocteau a invité chez lui Bresson et Hugo, puis au bout d’un moment, il s’est éclipsé sous prétexte d’aller visionner une copie d’Orphée au laboratoire et les a laissés. Alors, Bresson et lui se sont promenés pendant deux heures sous les arcades du Palais Royal, et Hugo est devenu l’assistant de Bresson pour la Jeanne d’Arc… il l’a été sur d’autres aussi jusqu’à la Genèse, projet pour lequel il est parti à Rome pendant un an avec Bresson et sa femme Mylène (qui vit toujours, et qui était la femme de Weyergans avant)… Dino de Laurentiis voulait faire un ensemble de films sur la Bible : la Genèse par Bresson, Abraham par Welles, Joseph et ses frères par Visconti, l’arrivée en Terre Promise par Huston, tous se sont fâchés avec le producteur, sauf Huston, qui a repris le projet et a plus ou moins traité toutes les époques… En 67-68, Hugo Santiago retourne à Buenos Aires, tourne Invasion, revient en France le montrer à Cannes, à la Quinzaine… retourne écrire Les Autres avec Borges et Bioy (mais j’ai raconté tout ça, tu verras, dans un des bonus d’Invasion, qui a été restauré grâce à Boutang pour faire une soirée Borges sur Arte, accompagné par un long entretien de moi intitulé Autour d’Invasion)… Il revient ensuite à JD et à l’alcool : Born buvait pas mal, je me souviens de Born et JD dansant sur une table chez Jenny, Jenny organisait de grandes bouffes pour les copains de son frère, elle habitait rue du Bac et lui rue de Grenelle… où, exactement, je demande… je te montrerai…

PIERRE BEUCHOT (22 janvier 2013)

Chaque fois que je rencontre un familier de Pollet, j’apprends de nouveaux noms de femmes qu’il a aimées : qu’il faudra donc, si possible, que je rencontre… Sollers avait insisté pour que je retrouve Sarah (c’est fait), Hugo Santiago m’a parlé de Marie Dedieu, puis de Marie-Laure de Decker. Hier, au Select, Pierre Beuchot a révélé l’existence de la brésilienne Duda Cavalcanti, qui joue dans Les Maitres du Temps (avec Kalfon, Rui Guerra), et Maryvonne, une jeune femme du Perche, qui tenait un bistrot au Mage, le patelin de JD (ce sont ses parents et Jenny qui habitaient à Bizou, Jenny s’est installée au « presbytère » quand les parents l’ont quitté, à la mort du père ; Jenny, elle, est morte 1995)… Maryvonne, il l’a embauchée comme comptable de sa société Illios, il l’a fait beaucoup souffrir… JD a détruit pas mal de gens, c’était un doux tyrannique… Il a détruit qui ? Melki par exemple… Beuchot a résisté, il se tenait à une certaine distance. Pourtant, comme leurs enfants étaient d’âge proche (le fils de Jean-Daniel, le fils de Jenny et la fille de Pierre) ils passaient souvent leurs vacances ensemble à l’époque des maisons de Bizou… Beuchot a commencé à travailler avec Pollet, comme assistant, à la fin d’Une balle au cœur, c’est Boutang qui l’avait conseillé à JD, parce qu’il cherchait quelqu’un pour quelques journées de reprise à Paris afin de compléter le tournage en Grèce avec Françoise Hardy… il a aussi participé à l’aventure du Horla, à Noirmoutier, où devait un moment jouer Rochefort, mais finalement JD a choisi Terzieff… le producteur délégué s’étant tiré avec la moitié du fric, Sandoz a accepté de créer une société de film pour faire le film… en général, JD appelait Pierre quand les choses étaient prêtes à tourner et il s’occupait alors du plan de tournage… pareil sur L’amour c’est gailes acteurs, JD ne les dirigeait pas, il les prenait nature et leur laissait roue libre, c’était un cadreur et un monteur formidable… il pensait les plans, avec des mouvements complexes, Jean-Jacques Rochut en a bavé avec le manque de hauteur de plafond dans l’appartement du tailleur au Sentier, on crevait de chaud… JD passait beaucoup de temps à monter lui-même ses films, partout dans ses maisons il créait une salle de montage, rue de Grenelle, dans le Perche, à Neuilly… même à Noirmoutier… pour L’Acrobate, ils ont prolongé le film pour faire plaisir à Melki, qui voyait avec désespoir arriver la fin du tournage, ils ont inventé le truc de la boule de bowling (dans laquelle le pouce de Léon reste coincé) comme une histoire vraie pour faire marcher les assurances (accident de tournage !) qui ont payé les journées supplémentaires… Guy Marchand ce n’est pas une idée de JD, c’est lui, Pierre, qui l’a proposé… autre aventure, le film brésilien, Le Maître du temps, a été fait avec de l’argent que Kast avait trouvé, et un financement complémentaire par Lelouch… le scénario a été écrit en grande partie pendant le tournage… avec un chef op pas très fort en éclairage, mais JD patient, ne gueulait jamais… anecdote : un jour on tournait dans une barque à moteur, le caméraman lâche la caméra, JD a vu le coup arriver, il l’a rattrapé au vol… c’était un mec athlétique à l’époque, il nageait beaucoup… très généreux, très actif, toujours en quête de possibilités de faire des films, la seule chose qui lui importait finalement… il avait un problème avec le sens, il aurait voulu que ce qu’il filmait ait plus de sens, c’est pour ça qu’il faisait appel à des écrivains… Jean-André Fieschi : « Pollet ne sait pas s’il veut faire du Buñuel ou du Walsh »… Pierre a tourné Requiem avec Edith Scob (que je devrais rencontrer) d’après un roman de Sollers (L’intermédiaire) dont JD avait acheté les droits mais finalement ne voulait plus faire… à la fin de Requiem, on voit la caméra de Pollet, une Cameflex (clin d’oeil moderniste) en train d’être déchargée… après, quand Pollet est parti dans le Midi en 89, on a continué à se parler souvent au téléphone, JD appelait Pierre pour lui demander des conseils… Pollet et Rouquier sont les deux « maîtres » que se reconnait Beuchot… Pollet et Beuchot ont fait aussi ensemble plein de petits sujets pour Dim Dam Dom et le Kazantzakis… JD aimait beaucoup faire des photos, son rêve : un plan par jour, il l’a réalisé en quelque sorte dans Jour après Jour… il aimait les chiens ; dans le Perche il en avait un, ramené de Mauritanie… Pierre cherche ce que JD avait été faire en Mauritanie, je dis : Jaulin, repérages en Afrique avec cet ethnologue ; non c’était bien avant… autre projet non abouti : le Quatuor d’Alexandrie… JDP m’ayant dit qu’il avait été présenté à Durelle grâce à la femme avec qui il était à ce moment-là, je demande à Beuchot s’il sait qui c’était… il ne sait pas… Pierre soudain se fait grave (il l’est déjà beaucoup naturellement, il n’a ri, détendu vraiment, que lorsque je lui ai parlé de façon désinvolte de mes rapports avec la télé, les commandes) : il me confie que JD avait tué quelqu’un, un facteur à bicyclette renversé en voiture sur une route, mais il n’était pas en tort… j’évoque alors Sébastien Laydet, mort au volant de la Mercedes de JD… il lui a dédié Ceux d’en face… c’était un de mes plus brillants étudiants, que j’avais « donné » à Pollet comme assistant. Remords pour JD, aussi pour moi.

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Images : Jean-Daniel Pollet sur le tournage de Bassae / Hugo Santiago / Invasion (Hugo Santiago, 1969)